L’idée, qu’on rencontre aujourd’hui souvent, que la culture digère tout, s’approprie les productions subversives qu’elle ainsi désamorce et qui deviennent après cela un nouveau chaînon d’elle, cette idée est fausse.
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 23.
Est-ce moi, tous ces visages ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ?
Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 320.
Il arriva que le feu prit dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On pensa qu’il faisait de l’esprit et on applaudit ; il insista ; on rit de plus belle. C’est ainsi, je pense, que périra le monde : dans la joie générale des gens spirituels qui croiront à une farce.
Søren Kierkegaard, « Diapsalmata », Ou bien... Ou bien..., Gallimard, p. 27.
Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.
Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.
C’est que le frégolisme du plastique est total : il peut former aussi bien des seaux que des bijoux.
Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 805.
Je ne sais plus que verser des larmes sur chaque journée perdue, sur du temps enfui que je devrais pourtant retenir dans ma passoire de poète.
Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 116.
Le monde est une souffrance déployée. À son origine, il y a un nœud de souffrance. Toute existence est une expansion, et un écrasement. Toutes les choses souffrent, jusqu’à ce qu’elles soient. Le néant vibre de douleur, jusqu’à parvenir à l’être : dans un abject paroxysme.
Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 11.
Finie la vie. Il n’en reste plus. On pourra seulement, si on le veut absolument, en faire l’histoire.
Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 208.
L’atmosphère ressemblait à une haleine, pour un peu on aurait cru voir le crépuscule, dans la même lumière inchangée depuis toujours ; ce fut la tombée de la nuit sur le rivage sans terre et les reflets sans provenance. La nuit bord à bord avec le niveau de la mer. Car tout cela finit par s’imposer sans être jamais prouvé ; le phénomène se déroule et personne ne consacre des heures de veille à l’étudier, ce qui serait bien vain — mais l’espérance d’un résultat précis, d’une preuve rongée et dissoute déjà…
François Rosset, L’archipel, Michalon, pp. 46-47.
On dispute à l’obscurité, au froid, à la facilité qu’il y aurait à ne pas se soucier de savoir le peu de chaleur, la médiocre clarté qu’enferme un sac de peau. On repousse l’invite de la terre qui n’arrête pas de nous tirer à elle, de vouloir de toute sa masse qu’on abandonne, qu’on s’affale comme un sac, inerte, oublieux, chose étendue parmi les choses étendues dont sa surface est jonchée.
Mais il y a le temps, la coulée diaphane où dérivent les choses, où tournoient la neige, les soleils, où nous aurons passé, tous, mais successivement, le second en premier lieu, puis le premier quand un enfançon s’ébroue dans la lumière. Et ça, on n’est pas de force à s’y opposer, aurait-on la puissance de cent mille chevaux, la hauteur des collines, des siècles à durer.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 162-163.
Seul l’amour pouvait m’amener à vouloir être quelqu’un d’autre, et encore n’était-ce que dans l’exultation sensuelle ; pour le reste, la vie d’autrui ne nous paraît le plus souvent qu’un vêtement sale ou, si elle nous intéresse, c’est pour nous demander comment on pourrait être autrui, comme moi qui, cette nuit-là, voulais savoir comment on peut être suédois, et mon imagination ne trouvant de réponse que dans le respectueux désir que, las et seul, j’avais eu que mon hôtesse me prenne dans ses bras, me serre contre elle, murmure à mon oreille des mots qu’aucune femme n’avait encore prononcés et que je ne connaissais que par les livres.
Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 371.