musique

Ayant rencontré chez les Grodzicki le jeune peintre Eichler, je lui ai déclaré : Je ne crois pas à la peinture. (Aux musiciens, je dis : Je ne crois pas à la musique !)

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 57.

David Farreny, 22 mars 2002
chamoisée

Penchée sur la baignoire basse elle ouvrit les robinets jumeaux, puis se pencha un peu plus encore pour loger dans son embouchure le bouchon à chaîne de bronze — qui s’enfonça de lui-même tandis que Van immobilisait l’adorable lyre d’Ada et un instant plus tard touchait à la racine de la douceur chamoisée, était happé, englouti entre les lèvres à la doublure cramoisie, familières, incomparables. Ada saisit à deux mains les robinets secourables, augmentant sans le vouloir le volume sympathique du bruit de la cataracte et Van laissa échapper une longue plainte de délivrance…

Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 469.

David Farreny, 4 nov. 2002
difficulté

La difficulté de commettre le suicide réside en ceci : c’est un acte d’ambition que l’on ne peut commettre que lorsqu’on a dépassé toute ambition.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 24 mai 2003
peu

Nuit noire, cadence de mes pas sur la route qui sonne comme porcelaine, froissement furtif dans les joncs (loir ? ou justement courlis ?), autour de moi, c’était bien ce « rien » qu’on m’avait promis. Plutôt ce « peu », une frugalité qui me rappelait les friches désolées du Nord-Japon, les brefs poèmes, à la frontière du silence, dans lesquels au XVIIe siècle, le moine itinérant Bashô les avait décrites. Dans ces paysages faits de peu je me sens chez moi, et marcher seul, au chaud sous la laine sur une route d’hiver est un exercice salubre et litanique qui donne à ce « peu » — en nous ou au-dehors — sa chance d’être perçu, pesé juste, exactement timbré dans une partition plus vaste, toujours présente mais dont notre surdité au monde nous prive trop souvent.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 62.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
déréliction

À la fin, tu m’en auras servi bien assez de cette boisson douce-amère, de cette liqueur noir de jais, de ce poison très lent qu’on accumule comme un venin d’abeille. Tu m’auras abreuvé jusqu’à plus soif avec ce lait ténébreux, ce mauvais sang, cette mélancolie dont je tire mon miel, qui avive la douleur et la volupté, qui fait si mal et qui fait du bien obscurément. J’aurai eu ma dose, j’en serai sevré, j’espère, de cette eau-de-vie fatale, de ce mauvais alcool qui cogne fort, rejette toujours un peu plus dans la déréliction et entérine le fait, s’il en était besoin, que l’on a perdu d’avance, que tout est joué depuis le commencement.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 63.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
équitable

— En combien de temps terminez-vous un cercueil ?

Sur un ton professionnel :

— Le modèle en sapin est cloué en quatre heures. Quelle rapidité pour un appartement éternel !

— Et un berceau, un berceau à bascule ?

— En un temps identique, à peu près. C’est équitable.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 68.

Cécile Carret, 12 juin 2013
rester

Puis il resta assis, dans sa voiture, sans démarrer. La pluie nocturne, ici, frappait le toit tout autrement. De plus, c’était son habitude de rester comme cela, assis quelque part, de regarder par le pare-brise ou de lire. Lorsqu’il voyageait encore beaucoup, il avait souvent vu des gens assis tout seuls dans leur voiture sans rien faire ou en train de lire, la plupart du temps, au pied de falaises, tournés vers l’ouest, avec ou sans coucher de soleil, il avait pris cela pour modèle.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 73.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
vérité

— Ne me ménagez pas, dites-moi la vérité.

— Vous ne pouvez pas l’entendre, vous êtes trop orgueilleux pour accepter une vérité qui ne blesse ni ne loue.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 119.

David Farreny, 30 juin 2014
gens

De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.

David Farreny, 14 mai 2024

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