Je vois mon cortex.
Georges Perec, « Rêve n° 64 : l’os », La boutique obscure, Denoël.
Je retenais mon pas malgré la canicule. Les murs réverbéraient la chaleur qu’ils avaient absorbée depuis le début de la matinée. Le silence était celui, légèrement caverneux, chargé d’échos, des nécropoles. Il soulignait encore l’absence de la rumeur habituelle, comme les rues évacuées, les magasins fermés, les janissaires absentés. Peut-être est-ce alors que j’ai connu le bonheur le plus pur, s’il réside moins dans la possession d’une chose quelconque que dans la disparition de toutes celles qui traversent continuellement notre naturel penchant.
Pierre Bergounioux, Univers préférables, Fata Morgana, p. 53.
Je suis un être de lenteur, de retours en arrière, d’intentions à très long terme, de toutes ses forces et de tous ses sens appuyé sur le passé. Je me fais l’effet d’un mouvement historique enfoui sous les gestes des hommes qui met deux siècles à trouver son rythme et trois à s’accomplir. Je chemine à la vitesse des continents, il est bien peu probable que je voie jamais l’Atlantique.
Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 101.
Le peuple français a jeté bas l’édifice de la féodalité, proclamé à la face de l’univers l’égalité des hommes, répandu par toute l’Europe, baïonnette au canon, le nouvel évangile tandis que, sans bruit, une nouvelle classe, la bourgeoisie, jetait les fondations du capitalisme. Lorsqu’on considère les traces restées de ces jours tumultueux, c’est leur froideur qui étonne. Une nation soulevée d’un enthousiasme politique sans exemple ni précédent, lorsqu’elle trouve le temps d’écrire, de peindre, de bâtir, cultive un style froidement compassé. Ce sont Les ruines de Volney, la prose funèbre de Chateaubriand, les Romains académiques de David, l’architecture néo-classique où les nouveaux maîtres se plaisent à vivre, comme si le spectre de la société de cour, son vieil apparat continuait de hanter les esprits, et de là, l’espace en proie aux noires gésines de l’industrie moderne.
Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 24.
Quand ça me prend de circuler au creux des vagues
de gens chargés d’une journée de travail nul
et que je scrute chaque face pour trouver
je ne sais quel message en ces regards d’adultes
alors comme tant d’obsédés qu’on voit toujours
s’arrêter dans la foule grise dans la foule
molle bouffer avidement des yeux l’objet
précis qu’une vie tordue leur présente inlas-
sablement aux proclivités de leur désir
comme eux je m’arrête moi aussi et je plante
mon esprit dans le corps des enfants insouciants
car seulement en eux je vois que ça peut être
tellement beau la condition humaine ou bien
que ce serait tellement frais si je pouvais
me saisir de ces vies pour les humer de près.
Mais le jour peu à peu se dilue dans la brume :
il ne me reste de la rue que le bitume.
William Cliff, « La rue », Marcher au charbon, Gallimard, p. 26.
La confession doit être grave. Il étudie son mal avec un grand scrupule, comme s’il s’agissait d’une infection inconnue qu’il y aurait grand profit à connaître.
Louis-René des Forêts, Scolies à propos du « Bavard ».
J’entraîne Mam en promenade, par la rue Basse, le boulevard du Salan, la rue Blaise-Raynal. Partout veillent les souvenirs, les premiers, ceux, miraculeux, de l’enfance, lorsque le tragique de la vie, la désespérance et la douleur nous sont épargnés. Ce sont les parties hautes des façades, vers lesquelles on lève rarement les yeux, qui conservent et me rappellent les jours abolis, le temps magique et bref où j’ai vécu au présent, le bonheur qu’il y avait à être avant qu’un doute affreux ne me vienne, qui ne m’a plus quitté. Mam marche à petits pas glissés, parle, sans se soucier de savoir si je peux l’entendre, du passé, de ses grands-parents. Depuis quatre ans, elle a déserté le présent. Et j’en suis là, aussi. Tout mon bonheur était dans l’espérance et il n’est plus temps.
Pierre Bergounioux, « jeudi 1er novembre 2007 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 803.
Il est seul, debout. Le seul qui soit encore debout. Ça le change un peu. D’habitude on le range plus volontiers dans la catégorie des types à genoux.
Il est encore un peu essoufflé, un peu intimidé. Il ne regarde personne. Il sent encore sur lui comme des regards qui traînent.
Il est le type qui est monté au dernier moment. Le type qui a gêné la fermeture des portes. Malgré le signal sonore. C’est interdit. Et dangereux. Parce qu’interdit. Parce que dangereux.
Des regards de mépris, de reproche, peut-être même un peu de pitié. Rien de tout ça certainement mais en tout cas, lui, c’est ce qu’il sent. Et comme il en a plus qu’assez, d’être là, au milieu des jambes, sous les regards, il décide d’aller d’adosser.
Il y va. Il y est.
Il pose son sac entre ses pieds et s’adosse à la porte.
Puis il ose un regard. Puis un autre.
Plus personne ne fait attention à lui.
Le regretterait-il ?
Non. Mais tout à l’heure on faisait attention à lui et maintenant on ne fait plus attention à lui.
Ça peut faire mal.
Mal pour un bien puisque maintenant il peut regarder où il veut.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 50.
J’ai gardé de cette expérience une défiance certainement aussi injuste que ma haine enfantine envers l’Oulipo, comme si les petites mécaniques savantes de ces écrivains ingénieurs et mathématiciens avaient la prétention de mettre la littérature en coupe réglée. Je ne peux admettre cette alliance contre-nature, elle me révulse. Trahison ! C’est remettre les clés de la ville à l’ennemi qui encercle nos murs. C’est appareiller de prothèses métalliques notre corps élastique, c’est canaliser le fleuve sauvage au moyen de logiques conçues pour déterminer la durée de remplissage des baignoires, c’est contraindre la pensée enfin et juguler sa féconde digression.
Il existe pourtant une ivresse des mathématiques, me dit-on, une extase, une beauté pure, absolue, affranchie des contingences. Un nombre d’or ! Certains tableaux noirs couverts de chiffres seraient des tableaux de maître.
C’est possible.
Mais ne me laissez jamais entrer dans ce musée avec une éponge humide !
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 165.
À propos de rien, une fois, elle avait déclaré à Julie qu’elle ne se lavait jamais les pieds pour la simple raison que, en prenant sa douche, ils étaient autrement nettoyés par toute l’eau savonneuse qui coulait sur eux.
Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 286.
Entre deux inspections de cet empire, il revenait volontiers profiter du confort de son trône : un panier installé au bout de ce vestibule carrelé qu’il n’abordait pourtant jamais sans une espèce de méfiance, marquant au seuil un temps d’arrêt, comme s’il n’avait pas tout de suite reconnu le cœur même de son domaine, et s’assurait qu’aucune mauvaise surprise ne l’y attendait.
C’était que malgré son habitude de la conformation du carrelage, et à cause d’elle sans doute, il restait à chaque fois décontenancé par l’instabilité paradoxale qu’elle offrait à ses yeux comme aux miens.
L’assemblage régulier de losanges de trois teintes différentes composait en effet une sorte de kaléidoscope fixe d’où, vues en perspective et en relief, sortaient presque simultanément ou s’engendrant les unes les autres, les faces antérieures de trois cubes distincts, bien propres à susciter la prudence d’un chat.
[…]
Ainsi ai-je mieux compris la perplexité des chats au seuil du vestibule : il leur fallait d’abord prendre la mesure de l’illusion que le carrelage systématique leur présentait, eux qui s’accommodent si souplement d’une succession de vrais creux et de vraies bosses.
Pour moi, je m’arrêtais souvent devant ces cubes durant de longues minutes, hypnotisé par cette transformation d’une forme fondamentale abstraite, presque absente, en volumes théoriques surgis de leur immobilité.
Car sous l’alternance des cubes, j’observais le jeu d’une loi qui veut que tout ce qui apparaît simultanément disparaisse pour réapparaître aussitôt ou, pour mieux dire, tire son apparition de sa disparition concomitante.
Le chat pendant ce temps ronronnait.
Jacques Réda, « Autres écarts expérimentaux », « Théodore Balmoral » n° 71, printemps-été 2013, pp. 66-67.