Entre l’exigence d’être clair et la tentation d’être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d’égards.
Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Œuvres, Gallimard, p. 1720.
J’évitais au monde des révolutions douloureuses et inutiles — puisque la racine de tout mal était biologique, et indépendante d’aucune transformation sociale imaginable ; j’établissais la clarté, j’interdisais l’action, j’éradiquais l’espérance ; mon bilan était mitigé.
Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Fayard, p. 159.
Comment viennent les mots ?
Comprendre est aussi une sensation
perdue
perdue
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 53.
D’un côté l’écrivain donne son âme, son cœur, son art, sa peine, sa souffrance, mais de l’autre le lecteur n’en veut pas, ou s’il veut bien, ce sera machinalement, en passant, jusqu’au prochain coup de téléphone. Les petites réalités de la vie nous détruisent. Vous êtes dans la situation d’un homme qui a provoqué un dragon mais qui tremble devant un petit chien d’appartement.
Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 106.
Morale de la médiocrité. Être médiocre. L’homme moyen. D’abord l’homme-moyen comme on dit l’homme-fusée. Il est au niveau des moyens. Il se perd exprès dans l’infini des moyens pour ne pas regarder la fin en face. La fin est sous-entendue. En outre il est victime de la solidification des moyens qui deviennent eux-mêmes fins. En sorte que la tragédie de la poursuite de l’être se transforme en comédie. Épaississement du moyen.
Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, p. 25.
Quand ça me prend de circuler au creux des vagues
de gens chargés d’une journée de travail nul
et que je scrute chaque face pour trouver
je ne sais quel message en ces regards d’adultes
alors comme tant d’obsédés qu’on voit toujours
s’arrêter dans la foule grise dans la foule
molle bouffer avidement des yeux l’objet
précis qu’une vie tordue leur présente inlas-
sablement aux proclivités de leur désir
comme eux je m’arrête moi aussi et je plante
mon esprit dans le corps des enfants insouciants
car seulement en eux je vois que ça peut être
tellement beau la condition humaine ou bien
que ce serait tellement frais si je pouvais
me saisir de ces vies pour les humer de près.
Mais le jour peu à peu se dilue dans la brume :
il ne me reste de la rue que le bitume.
William Cliff, « La rue », Marcher au charbon, Gallimard, p. 26.
La difficulté, que je pouvais pressentir, mais qui a surgi d’un coup avec une force renversante, poignante, c’est le sentiment de solitude absolue. J’ai beau me raisonner, me rappeler tous les propos que j’ai pu tenir aux uns et aux autres sur le plaisir réel que j’éprouvais à me sentir seul, je dois bien me rendre à l’évidence du mouvement de panique qui m’a traversé le corps, lundi soir, quand j’ai compris que je n’avais plus de lieu auquel me raccrocher, que j’avais rompu les amarres et ne pouvais en parler à personne, que je dérivais au hasard, balloté par des courants inconnus, entre livres d’occasion et objets perdus. La perte du lieu, c’est comme la perte d’un autre, du dernier autre, du fantôme qui vous accueille chez vous lorsque vous rentrez seul. Mardi et mercredi, j’ai eu des comportements erratiques. Mardi, j’ai couru place Saint-Sulpice voir les anciens collègues.
Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 45.
Il fait si froid qu’on ne peut s’arrêter nulle part, ni rêver ; la rêverie est prise dans la marche : une rêverie obstinée, de la pensée, plutôt, à l’état naissant, prête à bondir vers la joie ou la tristesse où elle se défait.
Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 68.
J’ai quand même pris la peine d’aller voir à quoi elles ressemblaient, rapporté de la limonite, des silex rubanés. Un jour que je me rendais au Pays Basque, j’ai fait halte à Monpazier. La place centrale de la bastide est pavée de gros rognons de calcédoine bleutée, dont quelques-uns étaient déchaussés. Le lendemain, à Bayonne, j’ai déniché de jolis cristaux de calcite verte dans des blocs du front de mer détachés par la houle. À la fin de la même semaine faste, juste avant de repartir, une dernière sortie sur un dépôt sidérolithique, vers Puy-d’Arnac, m’a livré des agates brutes, du jaspe moucheté, de longs cristaux aciculaires de tourmaline noire et une hache polie, intacte, de serpentine verte, qui pointait d’un centimètre ou deux hors de l’argile retournée, sous des noyers. Comme dans Lancelot du Lac, mais à l’envers, une main enfouie sous la terre me tendait cette merveille du fond du néolithique.
Pierre Bergounioux, Géologies, Galilée, pp. 32-33.
Même à l’échelle d’une vie, on tombe de haut.
Éric Chevillard, « jeudi 12 mars 2020 », L’autofictif. 🔗