Cette fatigue est loin de m’être particulière. Et c’est elle qui vous ôte de plus en plus toute envie d’échanger des idées avec quiconque. J’ai presque renoncé à écouter le contenu des paroles et me borne à écouter la manière dont elles sont énoncées.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 71.
La réalité est autre. La réalité est une marâtre.
Pierre Michon, « Neuf passages du causse », Mythologies d’hiver, Verdier, p. 81.
La matière est prise dans la grande métamorphose. C’est le triomphe du plastique. Je me rappelle sa première apparition, des porte-clés jaunes, en forme de blason, souples, légèrement collants, estampés du nom de la firme Gilac. Et dans les mois qui suivent, les jouets, les cuvettes, les couverts et les gobelets, les chaises, les volets, les rasoirs, les garnitures d’automobiles et jusqu’aux armes automatiques des marines américains dont je vois la photo, dans une revue, avec la légende : « Leurs fusils sont en plastique ».
Pierre Bergounioux, L’héritage. Pierre et Gabriel Bergounioux, rencontres, les Flohic, p. 82.
J’en reviens toujours à cette conviction-là : la parole impie par excellence, impie à l’égard de l’homme, c’est « Tu ne jugeras pas ». C’est seulement à partir du moment où l’homme transgresse cet interdit divin qu’il est vraiment homme ; à partir du moment où il écarte avec répulsion le « tout se vaut » que lui suggère éternellement la mort. […]
Juger c’est l’affaire d’une vie. Juger c’est distinguer et distinguer encore. Les homme ne sont égaux qu’en ce qu’ils ont de moins humain. Être homme, c’est être inégal. Valoir plus ou valoir moins. De toute façon : valoir. Ne vaut vraiment que ce qui ne vaut pas la même chose que tout le reste.
Renaud Camus, « samedi 14 janvier 1995 », La salle des pierres. Journal 1995, Fayard, p. 39.
Et, Pierre ne voulant ni prendre l’autoroute ni traverser Agen, nous sommes rentrés par des voies intéressantes et bizarres, dont n’apparaissaient clairement dans la nuit que les noms, de sorte qu’il faudra, pour en savoir plus, retourner à Bruch, au château de Saint-Loup, à Montagnac-sur-Auvignon ou à Moncaut, comme bien sûr à tout.
Ma mère a raison : même à cent ans nous ne faisons partout que des premières visites. Vivre, c’est reconnaître le terrain dans la nuit. Et le jour où nous pourrions enfin l’éprouver à loisir et dans la lumière, il a glissé, ou bien c’est nous.
Renaud Camus, « lundi 31 décembre 2007 », Une chance pour le temps. Journal 2007, Fayard, p. 495.
— Et vous, que faites-vous ?
— La même chose que le serveur de Pest qui prend huit commandes de café à la fois. L’un des clients commande le café clair et tiède, l’autre noir et brûlant, le troisième noisette et froid, et le serveur crie au garçon de comptoir : « huit cafés ! » tout simplement.
Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 103.
J’ai cru bien entendu
qu’il fallait partir à la chasse, poursuivre
le temps comme une biche rapide, arracher
ses cornes, jouir
de l’hémorragie des heures
tombées dans le crépuscule la face couchée dans l’étang.
Je ne voulais pas, bien sûr,
m’éloigner de moi-même, me perdre,
et ne plus retrouver
ces heures tranquilles et longues
que j’avais laissées en arrière,
ces heures à côté du temps
que je sais encore là, douces et immobiles,
et qui n’ont point encore compris
ce que j’espère du voyage
dans un temps qui ne peut même pas se passer
du temps.
Benjamin Fondane, « Au temps du poème », Le mal des fantômes, Verdier, p. 248.
L’hypothèse du suicide ne tient pas, la victime avait un excellent alibi au moment des faits.
Éric Chevillard, « lundi 13 janvier 2020 », L’autofictif. 🔗
Aimer, c’est se placer toujours dans la perspective de la mort de l’autre.
Richard Millet, « 22 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.