stagnations

Je connais de grandes stagnations. Non point (comme font bien des gens) que j’attende des jours et des jours pour répondre, d’une carte postale, à une lettre urgente. Non point (comme personne d’ailleurs ne fait) que je repousse indéfiniment l’action facile qui me serait utile, ou l’action utile qui me serait agréable. Il entre plus de subtilité dans ma mésintelligence avec moi-même. C’est dans mon âme même que je stagne. Il se produit en moi une suspension de la volonté, de l’émotion, de la pensée, et cette suspension dure des jours interminables ; seule la vie végétative de l’âme — la parole, le geste, l’allure — peut encore m’exprimer aux autres et, à travers eux, à moi-même.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 151.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2002
entre-deux

La vie : vous croyez n’être pas encore tout à fait, et tout d’un coup vous vous apercevez que vous n’êtes plus entièrement, déjà. Le seul moyen d’habiter cet entre-deux s’appelle sans doute la poésie.

Renaud Camus, « dimanche 14 mars 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 76.

Élisabeth Mazeron, 8 août 2003
restaurer

La vie est ainsi faite que, pour la supporter, il faut de temps en temps la déposer, reprendre un peu haleine, et comme se restaurer d’un léger avant-goût de la mort.

Giacomo Leopardi, « Cantique du coq sauvage », Petites œuvres morales, Allia, p. 177.

David Farreny, 9 nov. 2005
drap

On voudrait repousser soi comme on repousse un drap. On voudrait crever sa peau et glisser comme un poisson dans la lumière. On voudrait un temps unique qui ne sépare de rien. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait nager tout entier dans le corps d’une femme, pour ne plus penser. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait mille autres choses de moindre importance, pour tuer l’orgueil démesuré. On ne voudrait plus attendre, s’affaler sur l’autre rive où miroite sous la frondaison un sable blond comme miel. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait ce que des milliards d’hommes n’ont pas même osé rêver. Par misère ou par pudeur.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 95.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
colorier

Impossible que j’écrive sans me couper de l’extérieur pendant de longues périodes ; les promenades, les visites me troublent plusieurs jours, où mon texte flotte, répugnant, superflu, méconnaissable. Écrire est très malsain ; le recel et le contrôle de parole que cela exige sont un enfer quand on aime un peu vivre. Je ne veux pas penser que si un art doit torturer, isoler ceux qui le pratiquent, c’est qu’il est vieux, trop vieux, trop implacablement policé par un réseau trop serré d’exigences. Ou croire que les modestes réussites d’aujourd’hui sont arrachées au prix de plus de sacrifices et de tourments que les chefs-d’œuvre d’hier. Mais, qu’on s’impose de faire sérieusement un ouvrage, aucun art où le résultat soit toujours aussi imparfait, aussi discutable, et souvent ignoré ou haï : c’est comme si on se vidait de tout son sang pour colorier un chiffon sans valeur. La littérature est sans doute bien malade, si elle ne survit que dans de plates parodies rédigées comme on téléphone, ou quelques livres qui détruisent à demi ceux qui les font. Du moins, ce métier archaïque, je l’aime et je n’en veux pas d’autre.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 55.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
rugueux

Le fameux «  je dis toujours ce que je pense  », qui, sous l’une ou l’autre de ses formes et variations («  je suis (trop) franc  », «  sois sincère  », «  sois simple  », «  c’est pourtant la vérité  », «  la seule chose qui compte pour moi, c’est la sincérité  », «  j’ai un gros défaut, il faut toujours que je dise ce que je pense  », etc.), constitue comme on sait le stéréotype des stéréotypes de la société petite-bourgeoise, la nôtre, et l’un des principaux instruments de sa barbarie quotidienne, eh bien, le piquant, c’est que la masse des gens qui en font usage, et Dieu sait qu’ils sont légion, ne s’en targuent pas seulement, chacun, comme d’un trait psychologique personnel, éminemment sympathique, il va sans dire, malgré l’éventuelle rudesse qu’il peut impliquer à première vue, à première ouïe, dans les rapports sociaux ; non, cette franchise et cette sincérité constamment autoproclamées, qui jour après jour, parmi nous, servent de nobles drapeaux à tant de brutalité, de vanité subreptice et de méchanceté pure, elles ne sont pas données uniquement, par ceux qui s’en drapent, comme le fond de leur âme et comme l’essentielle vérité de leur nature. Non, non, non, c’est plus drôle, c’est plus grave, c’est plus bête. S’ils disent : «  Moi j’dis tout haut c’que tout l’monde pense tout bas  », ils veulent que vous voyiez dans cette phrase, outre la preuve d’une noble qualité de leur caractère, une véritable fleur de civilisation, qui par chance aurait choisi d’éclore en eux, ou que leur intelligence, leur vertu, leurs réflexions morales, qui sait, leur auraient permis de cueillir pour s’en orner plus ou moins discrètement le revers. Et de fait, il semblerait fort, dans la plupart des cas, que la civilisation, l’intelligence, comme la morale et la culture, la générosité même, ce n’est pas exclu, la droiture, se réduisent bel et bien en eux, plus encore que ne l’impliquent leurs propos, à cet embarrassant ornement de boutonnière, dont ils sont si fiers : ils sont «  sincères  », et tout est dit, tout peut se dire, ils n’ont pas besoin d’autres principes pour faire honorable figure dans le monde…

La civilisation petite-bourgeoise, en effet, marquée par l’effondrement de la perception littéraire de l’univers sensible, ne connaît plus que des signes simples, au mieux bifrons, ordonnancés selon les seuls critères rugueux et plutôt pauvrets du mensonge et de la vérité. La littérature, c’est le relief du sens. Une société dans laquelle elle a cessé de servir d’école à sa gestion comme à son appréhension ne perçoit plus de significations qu’unidimensionnelles, mises en à-plat. Elle subit une simplification radicale, assez semblable à celle dont serait affligée la peinture, par exemple, si elle devait oublier toute son histoire pour revenir en amont de la perspective.

Renaud Camus, « Les sincères enchantés », Esthétique de la solitude, P.O.L., pp. 96-97.

David Farreny, 3 sept. 2009
mystère

Comme les étoiles, les beaux textes naissent dans des nurseries de phrases où, sortant du disque d’accrétion et par contraction gravitationnelle, des agrégats de matière — rythmes, sonorités, idées encore indifférenciées, ou plutôt rythmes d’idées, idées de sonorités, sonorités de rythmes mêlés au point qu’on ne distingue plus les uns des autres — se condensent, se figent et se refroidissent. Écrire — et le faire toute la sainte journée, sans autre but ni désir —, c’est attendre le moment où l’on peut approcher de la forge sans se brûler (bien sûr, le génie, qui n’écrit pas mais crée, va directement se baigner dans la lave). On ramasse alors du mâchefer, des scories, des escarbilles qu’on n’a plus qu’à emballer dans du vieux papier, comme des harengs. Voilà pour le mystère de la littérature.

Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 6.

David Farreny, 17 nov. 2009
Dole

Impressions de voyage. Le ciel, qui était gris, hivernal, sur Besançon, s’est éclairci en chemin. Il faisait clair, sur Paris. De là des sensations changeantes, tristes aussi longtemps que nous avons roulé sous la grisaille, par les faubourgs vieillots de Dole, de Dijon, cernés de boqueteaux, de friches, trompeuses lorsque la taie du ciel s’est défaite et qu’il m’a semblé, avec le soleil bas, que c’était le soir alors que la journée venait de commencer. Là-dessus, la stridulation acide, comme d’une guitare électrique, des roues, deux ou trois accords qui s’amplifiaient lorsque quelqu’un ouvrait les portes coulissantes en verre. Par instants, il me semblait déceler le fil d’une mélodie puis les portes se refermaient et c’est en sourdine que l’invisible guitariste poursuivait.

Pierre Bergounioux, « vendredi 23 novembre 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 158.

David Farreny, 19 janv. 2012
viol

Muses, vous présidez au viol imaginaire des belles passantes qui nous coupent le cœur.

Deux jeunes filles marchaient hautement, nues comme l’algue sous leurs jupes. Je m’avançais pour les saisir. Elles refusèrent mes caresses et se mirent à m’insulter. Alors je les jetai au sol. Mon talon broya leur visage. Elles devenaient des chimères. Leurs seins volèrent en éclats…

Ô jeunes filles ! ô désir ! ô crime !

Muses, conseillères farouches, dites-moi POUR QUI sont ces femmes.

Toi aussi, tu es une femme, ô solitude ; tu m’aimes, je le sais, mais vraiment ta jalousie est impitoyable.

Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 59.

Guillaume Colnot, 7 déc. 2013
anglais

S’exprimer en anglais tout le temps, c’était comme jouer tout le temps dans un film et prononcer des mots appris, qui avaient un sens léger, réduit, passager. […] Même les injures qu’elle lui lançait manquaient de réel et paraissaient trembler, ne jamais atteindre leur cible. Oui, voilà, parler anglais ne la touchait pas et elle ne touchait pas. Parler anglais ne lui promettait que des situations normées.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 136.

Cécile Carret, 19 mars 2014

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