croupetons

On se met à croupetons et l’on a ainsi la sensation d’être chez soi.

Maurice Roche, Compact, Tristram, p. 107.

David Farreny, 20 mars 2002
raréfié

Je n’avance que d’une page et demie parce que j’évolue dans l’abstraction, l’univers raréfié des catégories.

Pierre Bergounioux, « dimanche 12 août 1990 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 917.

David Farreny, 20 avr. 2006
eau

Le voilà mort. Tout le monde connaît la suite. On sait ce qu’il voulut, et ce qui fut fait. Un fleuve coulait là, épais, noir, dans les fonds aux forêts tombées, le Busentin : trois jours toute la Scythie éplorée, furibonde, avec des pelles, des glaives, à pleins boucliers, creusa un bief parallèle au fleuve, dans des nuées de moustiques ; toute cette armée de boue, de langues mêlées, s’enlisa jusqu’aux cuisses, dans ses casques cornus à bout de bras porta de la terre morte, brisa des chênes comme elle l’avait fait des colonnes dans les temples, et de même qu’en brisant des temples chanta des psaumes, pour un grand cadavre qui attendait, la face tournée vers les nuages ; cette armée pour qui rien de ténu ne chanterait plus, mais qui peut-être accomplissait, définitif, son plus haut fait d’armes. Et quand toute l’eau se fut en maugréant engouffrée dans le bief, quand le lit franc du fleuve fut à sec, dans cette boue où des carpes crevaient, où des racines spectrales étaient pour la première et dernière fois surprises par le jour, toute la Scythie descendit là-dedans, pataugeante, geignante et pathétique comme les légions de Germanie ressuscitées retourneraient à leurs tourbières, toute la Scythie fit encore un grand trou, y précipita les trophées pris à Rome, les dieux et les petits objets familiers qui furent chers aux Sabins, à Carthage, aux Grecs, le labarum sous quoi marchait Constantin, sept siècles de victoire, et par là-dessus enfin jeta comme un sac d’or et de pelisse le roi qui s’enfonça doucement dans de gros remous, et, ventre à l’air, disparut soudain sous les carpes. Alors, avec des psaumes accrus comme pour l’assaut final, à grands coups de glaive ou à pleines mains, la Scythie exultante rompit les digues du bief, et toute l’eau du monde, tumultueuse, sourde, passa tout naturellement sur le corps d’un principicule scythe qui avait marché dans Rome en avant des Césars. Sur cette rive je chantai, une fois pour toutes.

Pierre Michon, L’empereur d’Occident, Fata Morgana, p. 45.

David Farreny, 27 fév. 2007
évidence

C’est pourquoi personne ne résiste. Happés avec douceur, mais happés irrésistiblement, ils glissent vers la chaude ouverture. L’idée de résistance ne s’offre pas véritablement à eux. Ils se laissent faire, saisis par l’évidence.

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 162.

David Farreny, 4 mars 2008
épaississement

Morale de la médiocrité. Être médiocre. L’homme moyen. D’abord l’homme-moyen comme on dit l’homme-fusée. Il est au niveau des moyens. Il se perd exprès dans l’infini des moyens pour ne pas regarder la fin en face. La fin est sous-entendue. En outre il est victime de la solidification des moyens qui deviennent eux-mêmes fins. En sorte que la tragédie de la poursuite de l’être se transforme en comédie. Épaississement du moyen.

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Gallimard, p. 25.

David Farreny, 20 nov. 2008
scruté

Lorsque j’étais enfant j’aimais tellement une chienne, devenue vieille et malade, que j’avais passé avec Dieu un contrat pour sa protection : Il la maintiendrait en vie aussi longtemps que je dirais chaque nuit neuf neuvaines. Mais il ne s’agissait pas de prononcer automatiquement et à toute vitesse les mots du Notre Père et du Je vous salue. Il fallait au contraire se pénétrer de chacun d’eux, s’interroger sur son sens, je dirais presque le réaliser, au sens même dont s’accommodent les puristes, c’est-à-dire le rendre réel, le citer à comparaître, l’examiner en chacun de ses tenants et de ses aboutissants, sous tous ses angles et tous ses aspects, en la moindre de ses possibles hypostases. Tâche épuisante, on s’en doute, et qui ne saurait être menée à bien. À sonder seulement le Notre de Notre Père, une vie ne suffirait pas. Ne parlons pas du Je de Je vous salue.

D’ailleurs ma chienne mourut. J’étais partagé entre le scrupule de n’avoir pas suffisamment creusé le sens et scruté la réalité de règne, de volonté, de contrition, de pain, et l’amertume à l’égard du Seigneur. Tantôt je m’accusais de n’être pas allé au bout de mes examens, et de m’être assoupi sur eux plus d’une fois ; tantôt je L’accusais Lui de n’avoir pas tenu Ses engagements. Sur Sa parole ne tarderaient pas à venir des doutes, et bientôt sur Sa personne même, puis sur la parole en général.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 55.

David Farreny, 5 mai 2009
zigomars

Ces zigomars – les auteurs – font en définitive ce qu’ils veulent avec nous ; soit qu’ils nous vantent les conséquences bienfaisantes d’une consommation régulière de Sanella ; soit qu’ils nous rendent incapables de bégayer autre chose que leurs formules, constructions, locutions. […] je suis allé dans les marais de l’Ems – mon Dieu, quel pays ! : impossible de communiquer avec les habitants autrement que par signes ; on n’y a jamais les pieds au sec ; et la pluie, qui pleut toute la sainte journée – et cela uniquement parce qu’un auteur y avait situé des scènes d’amour ; des scènes d’amour ! : l’air s’y répandait soi-disant saturé de chaleurs, comme du verre en fusion ; et les filles y prenaient spontanément des poses qu’on ne rencontre d’ordinaire que dans les Mille et une nuits – – : Je ne veux plus lire ! !

Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 77.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
univoques

Peu après, son père mourut d’une crise cardiaque, une mort rapide, claire et nette. Pour ce faire, il s’était mis au lit d’abord et s’était étendu bien droit sur le dos. C’était un homme qui aimait l’ordre, convaincu de la logique des choses. Quand il essayait de s’exprimer, il alignait les phrases univoques. Il misait sur la clarté. Et comme les phrases univoques sont souvent contradictoires, il édulcorait la première et arrangeait un peu la seconde, afin qu’elles s’ajustent l’une à l’autre, après quoi la troisième lui paraissait suspecte, raison pour laquelle il l’élaguait, elle aussi. À la fin, on se retrouvait régulièrement devant un enchevêtrement confus de phrases univoques mal taillées, un gargouillis embroussaillé auquel personne ne comprenait rien. Son père présentait ça comme s’il n’y avait rien de plus naturel, persuadé qu’il était de la limpidité de sa propre création. Si Maurice s’était planté devant lui et qu’il lui avait avoué qu’il ne parvenait pas à suivre son raisonnement, oui, qu’il n’arrivait même pas à distinguer et à remonter les fils de sa propre pensée, son père aurait été outré de cette faiblesse de son fils et il aurait dit : « Fais voir, t’inquiète pas, on va y arriver, il y a une logique dans toute chose. »

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, pp. 188-189.

David Farreny, 11 mars 2010
travaille

— Mais moi monsieur, je travaille !

— Bien sûr, que pourriez-vous faire d’autre…

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 73.

David Farreny, 27 juin 2010
conversation

On lui a fait répéter la phrase et elle a avoué qu’elle avait, par exemple, toujours eu peur des gants, qu’elle n’en portait jamais. Ce qu’elle voulait dire c’est qu’elle. Elle a fait une pause. Elle avait envie de leur dire quelque chose d’extraordinairement gentil. Pour la première fois, ils l’écoutaient, s’intéressaient à elle. Edgar, puisque la vente était jouée, n’accaparait nullement la conversation et les regards de sa mère. Elle a raconté un rêve, on était à table, mais ça irait, un rêve où une main s’enfonçait dans sa gorge et lui arrachait les viscères. Le pire était que tous ses organes venaient et elle ne distinguait plus son intérieur de son extérieur. Ce qu’elle voulait dire encore une fois, c’était qu’elle craignait les phrases comme mets-toi à ma place parce qu’elle ne voulait se mettre à la place de personne.

— Vous comprenez ?

Elle a expliqué qu’elle avait un peu de mal à comprendre ce qu’elle voulait dire encore une fois, mais qu’il était important pour elle qu’elle ne classe plus les situations entre irréversibles et réversibles, qu’elle devait être plus douce avec elle-même en somme. Sa dernière proposition a fait renaître les sourires et, comme Danuta apportait le dessert, on a changé de sujet avec soulagement, mais sans plus, et le père a confirmé au nom de tous qu’il n’y avait aucun problème à ouvrir son cœur. Julie a remercié.

— Non, non, je vous en prie.

Alain Sevestre, Poupée, Gallimard, p. 300.

Cécile Carret, 19 mars 2014
éteinte

Comme si le précieux secret enfoui dans l’obscur pouvait être autre chose qu’une lampe éteinte.

Éric Chevillard, « mardi 28 mars 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024

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