métier

Je suis né dans une mansarde

d’où l’on entendait le matin

des laitiers qui drelin drelin

réveillaient les biberonneuses.

Ici naquit Georges Machin

qui pendant sa vie ne fut rien

et qui continue Il aura

su tromper son monde en donnant

quelques fugitives promesses

mais il lui manquait c’est certain

de quoi faire qu’on le conserve

en boîte d’immortalité.

Prendre l’air était son métier.

Georges Perros, Une vie ordinaire, Gallimard, p. 28.

David Farreny, 22 mars 2002
rivière

96. On pourrait se représenter certaines propositions, empiriques de formes, comme solidifiées et fonctionnant comme des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées ; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant.

97. La mythologie peut se trouver à nouveau prise dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l’eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier ; bien qu’il n’y ait pas entre les deux une division tranchée.

98. Mais si on venait nous dire : « La logique est donc elle aussi une science empirique », on aurait tort. Ce qui est juste, c’est ceci : la même proposition peut être traitée à un moment comme ce qui est à vérifier par l’expérience, à un autre moment comme une règle de la vérification.

99. Et même le bord de cette rivière est fait en partie d’un roc solide qui n’est sujet à aucune modification ou sinon à une modification imperceptible, et il est fait en partie d’un sable que le flot entraîne puis dépose ici et là.

Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, p. 49.

Guillaume Colnot, 20 mai 2003
moralité

Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d’une vertu qui se travaille horriblement, c’est-à-dire dans le lieu même de la tragédie, et c’est la sueur qui a charge d’en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l’intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l’énorme travail psychologique qu’opère en eux la vertu qui va accoucher d’un crime. Suer, c’est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d’hommes d’affaires, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe).

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 692.

David Farreny, 5 déc. 2004
nombrements

Il y a une frénésie des nombres dans notre monde occidental, une fièvre d’appliquer les nombrements à tout.

Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 47.

David Farreny, 11 mars 2008
morts

Ceci nous montre bien ce que nous désirions prouver, c’est que l’autre ne saurait être d’abord sans contact avec les morts pour décider ensuite (ou pour que les circonstances décident) qu’il aurait telle ou telle relation avec certains morts particuliers (ceux qu’il a connus de leur vivant, ces « grands morts », etc.). En réalité, la relation aux morts — à tous les morts — est une structure essentielle de la relation fondamentale que nous avons nommée «  être-pour-autrui  ». Dans son surgissement à l’être, le pour-soi doit prendre position par rapport aux morts ; son projet initial les organise en larges masses anonymes ou en individualités distinctes ; et ces masses collectives, comme ces individualités, il détermine leur recul ou leur proximité absolue, il déplie les distances temporelles d’elles à lui en se temporalisant, tout comme il déplie les distances spatiales à partir de ses entours ; en se faisant annoncer par sa fin ce qu’il est, il décide de l’importance propre des collectivités ou des individualités disparues ; tel groupe qui sera strictement anonyme et amorphe pour Pierre, sera spécifié et structuré pour moi ; tel autre purement uniforme pour moi, laissera paraître pour Jean certaines de ses composantes individuelles, Byzance, Rome, Athènes, la deuxième Croisade, la Convention, autant d’immenses nécropoles que je puis voir de loin ou de près, d’une vue cavalière ou détaillée, suivant la position que je prends, que je « suis » — au point qu’il n’est pas impossible — pour peu qu’on l’entende comme il faut — de définir une « personne » par ses morts, c’est-à-dire par les secteurs d’individualisation ou de collectivisation qu’elle a déterminés dans la nécropole, par les routes et les sentiers qu’elle a tracés, par les enseignements qu’elle a décidé de se faire donner, par les «  racines  » qu’elle y a poussées.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, p. 600.

David Farreny, 26 avr. 2009
gibets

Les maisons qui nous tournent le dos comme un jeu de dominos

nous montreront leurs jardinets au moment de quitter la ville :

des trampolines pour enfants, des gibets de basket

et une fureur d’algues verdissantes

dans la pataugeoire où un ballon dégonflé

n’est pas sans me rappeler les nymphéas de Monet à Giverny,

mouchetés de soleil. Et puis plus rien.

Le bleu du ciel, sans esprit de suite.

Deux minutes. Et ces pinces à linge sur un fil :

des guillemets enserrant l’après-midi vacante.

Patrick McGuinness, « Marbehan », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 161.

David Farreny, 10 juin 2010
espérance

Ces longues journées de paix studieuse, de solitude, estompent l’indigence et l’amertume du présent, laissent remonter les heures lointaines où je vivais sans y songer, le temps inconcevable, désormais, de l’enfance, de la première adolescence. J’éprouvais, dès alors, des peines pareilles à celles d’aujourd’hui, une envie de crever à laquelle les années ultérieures n’ont pas tellement ajouté. Mais jamais plus je n’aurai de joies comparables à celles d’alors. C’est qu’elles étaient faites, pour l’essentiel, de l’espérance du bonheur, dont Rousseau dit qu’elle est tout le bonheur.

Pierre Bergounioux, « mercredi 19 février 2003 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 333.

David Farreny, 26 janv. 2012
us

Selon l’us, le fœtus fait son os dans l’utérus puis s’en défausse dans l’humus de la fosse.

Éric Chevillard, « lundi 12 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 12 janv. 2015
jour

Le bleu tournoya longtemps

au-dessus des pins sylvestres

le vent négligemment

l’effaça

Les ronciers décochaient des obus siffleurs

qui n’explosaient pas

l’étang brassait

une joaillerie suspecte

Je flattai ce grand chêne

séculaire

je n’évitai aucune ornière

je bêtifiai avec les moutons

je vieillis d’un jour.

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 44.

David Farreny, 1er mai 2015
pluriel

Je trouve sur mon répondeur un message m’invitant demain, chez Hallier, à un excitant « déjeuner d’écrivains ». L’horreur complète ! Des écrivains ! Je pourrais fréquenter n’importe quelle communauté passagère, des médecins, des managers, des dentistes, des comédiens. Mais des écrivains ! Est-ce qu’on peut imaginer quelque chose de plus débandant ? De moins désirable ? Hein ? Des écrivains ! Avec un s ! Le seul truc, le seul mot qui devrait être interdit de pluriel !

Philippe Muray, « 20 mars 1989 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 94.

David Farreny, 29 fév. 2024

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