préoccupant

Certes, la durée de la vie humaine est chez nous bien augmentée mais le ralentissement des réflexes avec l’âge reste préoccupant.

Nos vieillards, nous les prolongeons aisément jusqu’à deux cents, deux cent cinquante ans, mais ils se font presque tous écraser dans la rue à cent trente ou cent quarante.

Henri Michaux, « Face aux verrous », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 514.

David Farreny, 30 juin 2002
route

Dans la zone portuaire, passé l’écluse Watier, sur ce segment de route qu’enjambent successivement deux canalisations de gros calibre, et qui s’élève très légèrement, en droite ligne, au milieu de dunes arasées ou de prairies sablonneuses, celles-ci couvertes de fleurs jaunes, on voit juste dans l’axe se préciser peu à peu la silhouette parallélépipédique et rose de la centrale thermique, tout d’abord, flanquée d’une haute cheminée grise, puis de part et d’autre de la centrale, au-dessus du bassin d’évitage, celle des portiques de déchargement du minerai, sur la droite, et de deux grands vraquiers amarrés au quai Sollac, et sur la gauche celle des hauts fourneaux, couronnés de fumées blanches auxquelles parfois des flammes sont mêlées. Au-delà de l’écluse Charles-de-Gaulle, la route se confond sur plusieurs kilomètres avec la digue du Braeck, renflée en son milieu et s’abaissant vers la mer en une courbe assez douce pour que les véhicules puissent y adhérer, penchés de côté comme sur un anneau de vitesse. Depuis la partie la plus élevée de la digue, en ce samedi 9 août, on peut observer que si la mer libre est de la couleur d’un potage, les mêmes eaux, captives du bassin maritime, présentent inexplicablement une nuance de bleu presque égéenne.

Jean Rolin, Terminal frigo, P.O.L., pp. 70-71.

David Farreny, 5 mars 2006
trop

Elle était bonne et elle croyait en Dieu. Je me rappelle qu’un jour, pour me dire la grandeur de l’Éternel, elle m’expliqua qu’il aimait mêmes les mouches, et chaque mouche en particulier, et elle ajouta J’ai essayé de faire comme Lui pour les mouches, mais je n’ai pas pu, il y en a trop.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 16.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
maquignonnons

Tout est prétexte à sortilèges, les possédés tournent sur eux-mêmes l’écume aux lèvres en ronflant comme des toupies, toutes nos nuits sont traversées par le son des tambours et chacun consacre un peu d’énergie ou d’argent à se prémunir contre les manigances réelles ou supposées de ses voisins. L’honnêteté oblige cependant à reconnaître qu’à force de mitonner dans le chaudron de ma ville, nos démons ont eux aussi un peu fondu. Ils participent à l’enflure, au laisser-aller, à la léthargie générale et l’aubergiste qui est un homme avisé m’assure qu’ils sont en outre d’intarissables bavards. De leur côté, nos exorcistes ne brillent pas par leur vertu. Ce sont des fainéants assurés de leur bol de riz et qui n’observent aucune des abstinences qui les rendraient vraiment efficaces. De part et d’autre, le tranchant s’est émoussé. Nous maquignonnons avec nos ombres, nous ergotons avec nos fantômes et la plupart du temps on s’arrange à l’amiable.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 74-75.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
subversion

Il n’y a pas de défaut dans la cuirasse des heureux du monde postsoixante-huitard. Ils ont le stéréotype sulfureux, le cliché rebelle, la doxa dérangeante et bien meilleure conscience encore que les notables du musée de Bouville décrits par Sartre dans La nausée. Car ils occupent toutes les places : celle, avantageuse, du Maître et celle, prestigieuse, du Maudit. Ils vivent comme un défi héroïque à l’ordre des choses leur adhésion empressée à la norme du jour. Le dogme, c’est eux ; le blasphème aussi. Et pour faire acte de marginalité, ils insultent en hurlant leurs très rares adversaires. Bref, ils conjuguent sans vergogne l’euphorie du pouvoir avec l’ivresse de la subversion. Salauds.

Alain Finkielkraut, « Les conformistes rugissants », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 25 janv. 2010
nul

Ce matin, vu affichées les dates des conseils de classe du premier trimestre. Surpris. Le temps de travail ne passe pas vite, quand on est au travail. Du temps nul. Il semble, lorsqu’on se retourne, comme n’avoir pas existé. Cela tient sans doute aussi à l’aspect répétitif scandé du boulot. Que reste-t-il de trois jours consécutifs de correction de copies, après une semaine ? Des jours morts. Le travail use le corps, érode, mais en même temps annule la durée. Elle gélifie, puis devient sèche et granuleuse, finit poussière.

D’où écrivez-vous ? De là. Et souvent je n’ai rien à mettre sous la plume que cette poussière grise.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 11.

Cécile Carret, 4 mars 2010
soustraction

Il me semble bien que j’étais, à la veille du jour où se produisit l’événement, ce que j’avais toujours été : un être effacé, à l’abri de ses propres désirs et à l’écart des conflits qui animent le monde. Je n’attendais rien. Je ne regrettais rien. Je m’accommodais, sans effort ni souffrance, d’une vie parfaitement plate, qui n’excluait pas les jouissances minimes de la pensée solitaire et de la chair plus seule encore. Je vivais pauvrement, obscurément mais, somme toute, à la mesure de mes besoins. Cependant, telle qu’alors je pouvais l’éprouver, la conscience de ma nullité était singulièrement superficielle. Je veux dire par là qu’elle se développait en moi comme par défaut, par soustraction, par une série d’opérations de retrait qui se référaient implicitement à une certaine évidence du social : je me voyais, sans complaisance et sans amertume, comme laissé-pour-compte par une vie qui s’agitait hors de moi, en une sphère d’altérité à laquelle je ne pouvais accéder, rejeté que j’étais par la surabondance des mouvements et par l’opacité des rites. À ce stade, ma nullité traduisait mon impuissance psychique à me lier et à entrer dans la danse. Je n’imaginais pas qu’elle pût, un jour, par un retournement de sens dont je ne serais, en aucun cas, le créateur mais seulement le terrain dont on dispose, que l’on travaille et qui consent, s’approfondir en une expérience spirituelle face à laquelle les attachements les plus élémentaires, qui m’avaient tenu jusque-là fixé au bonheur du jour et m’avaient servi de raison d’être, cesseraient entièrement de peser et d’intervenir.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 19-21.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
carpes

Carpes d’un or éclatant, hors de la boue, écailles d’or bordées de noir, nageoires corail, de l’art le plus fin, des couleurs les plus exquises, comme dans l’art sung. Brochets, gardons, truites ; les poissons blancs meurent vite, tournent sur le ventre immédiatement ; les carpes, vingt-quatre heures. Vent nord-ouest glacial. Grand feu de bois, bûches noires, dessous rougeoyant, le haut noyé de fumée bleue. Les camions de marchands de marée arrivent de partout, on pèse (8 F le kilo) au sortir du bac, les chalands viennent tremper leurs doigts dans un seau d’eau chaude posé sur les bûches ardentes. Les tables gluantes grattées par les palettes visqueuses, entre deux arrivées d’épuisettes, lourde chacune de 20 kg de poisson. Odeur fade du poisson d’eau douce, de la vase ; l’eau des bacs bouillonne de vie, d’écume, traversée du saut d’agonie des poissons, sillonnée d’arêtes dorsales, de nageoires roses ou noires, battant l’air. Tous les vingt hommes, dirigés par E., qui travaille de ses mains rouges, allant du canal de dérivation à l’étang qui se vide et se déverse au fond du pré. (Apremont, ce jour.)

Paul Morand, « 11 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 727.

David Farreny, 23 sept. 2010
mènent

Ses escaliers crèvent les plafonds ; puis j’enrage de manquer d’imagination pour deviner où ils mènent et visiter cette étoile.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 104.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
vis-à-vis

Volupté de voir ensuite à côté de soi dans la lumière changeante d’un cinéma le chatoiement du profil, la bouche, la joue, l’œil. Le summum était le léger corps à corps tel qu’il se produisait parfois de lui-même ; un simple attouchement fortuit eût alors fait l’effet d’une transgression. N’avais-je dès lors pas tout de même une amie ? La pensée d’une femme ne m’était pas connue comme concupiscence ou désir, mais seulement comme l’image idéale du beau vis-à-vis – oui, mon vis-à-vis devait être beau ! – à qui, enfin, je pourrais raconter. Raconter quoi ? Simplement raconter.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 17.

Cécile Carret, 3 août 2013
idée

C’est bien la première fois qu’en rêve je copule avec un homme ; très désagréable, d’autant que celui-ci puait le tabac ; il avait une gueule virile, mal rasée, mais une poitrine naissante de jeune fille à laquelle je tentais vainement de me raccrocher, — j’avais du mal à tenir une érection dans ces conditions. Tout cela donne une idée du chaos psychique dans lequel on nage.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 118.

David Farreny, 3 mars 2015

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