Or, c’était, ce quart de seconde, un de ces quarts de seconde qui comptent dans une vie, qui se comptent, ou se décomptent, tant il est vrai que les autres passent, mort-nés, pas même distincts de leurs confrères, à peine successifs, dans cette sensation de globalité qui emporte les jours ordinaires — presque tous, en fait.
Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 70.
La littérature c’était quelqu’un.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 123.
Elle semblait s’entêter. Qu’elle fût en même temps flasque et résistante les inquiéta. Ça ne leur disait rien, ne leur rappelait rien. Une manière de film gras, opalescent, de voile laiteux, comme une bouffée de fumée figée, enduisait la surface qui leur glissait entre les doigts sans les graisser pour autant, du gras non gras. En même temps, gentille, ouverte à toutes les comparaisons.
Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.
Hélène aura toussé pendant plus de quinze ans. Force du thorax. Huit années à appeler la mort…
« Donne-moi ta petite main… » Le besoin profond de tenir ma main pour vivre, pour se ramasser. Beaucoup plus qu’un geste d’amour ; sous un dehors léger, amical, un impératif.
Comme dans les derniers mois, doucement, elle battait l’air de ses mains, de bas en haut, comme, pour surnager, font les jeunes chiens.
Cette nuit, après avoir sangloté, j’ai eu un mot digne de Jules Renard : « Ça va me faire bien dormir. » (L’égoïsme pur.)
Paul Morand, « 18 mars 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 471.
Le divin, son importance dans ma vie. Pourtant quelque chose constate ironiquement en moi, pendant que je fais le récit d’un rêve, que le divin est bien plus présent dans ma pensée, en été, à la campagne et par beau temps.
Henry Bauchau, Jour après jour. Journal d’« Œdipe sur la route » (1983-1989), Actes Sud, p. 218.
— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.
Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.
Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.
Dans le sommeil, on ne sait où,
le soleil tourne dans un trou.
Soleil cuis-moi, mûris ma chair comme un concombre,
j’ai renoncé tu sais, j’ai accroché mon ombre,
la mer peut désormais s’en aller
toute seule.
Je te hais, te caresse et te vomis angoisse,
la terre reste mais l’eau passe, valse,
porté au plus haut de la houle
je crie : quelle vague me roule ?
Je ne sais pas la route, il n’y a pas de route —
pourquoi me suis-je donc confié à la mer ?
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, pp. 57-58.