futurition

Ce que l’on ne doit pas voir ? Qu’on n’est pas seul, unique. Ce qu’il est impossible d’apprendre, de savoir ? Qu’il en existe d’autres, que d’aucuns ont fait, font ou feraient tout aussi bien l’affaire. Que, toute situation étant précaire, surtout la situation amoureuse, rien n’est jamais acquis. Qu’il n’est aucune monogamie absolue, radicale, définitive, éternelle et d’ailleurs qu’elle dure le seul temps de l’illusion. De quoi faut-il se protéger ? De cette certitude que la libido, la puissance génésique, le travail de l’espèce, l’inégalité des besoins de jouissance, tout cela conduit à des mouvements dans lesquels se soulèvent des continents alors que d’autres s’abîment sous les flots. Que personne ne peut rien à cette tectonique des plaques. Le prétendant, celui qui peut remplacer, supplanter, l’ancien amant ou le prochain, ceux qui eurent et ceux qui auront, voilà qui tue, massacre et jette à terre. Mieux vaut donc l’innocence de l’instant et l’immense faculté d’oubli doublée d’une incapacité à la futurition.

Michel Onfray, « Théorie de la femme fatale », L’archipel des comètes, Grasset, p. 101.

David Farreny, 19 avr. 2005
entière

Tout avait vieilli en même temps qu’elle : tout mourrait avec elle ; et ce qui lui survivrait n’était qu’un monde décoloré, aussi imprécis que celui qu’elle n’avait pas connu. Elle ne croyait pas à une résurrection après la mort : et pas davantage à celle du passé dans le souvenir. Ce qui était disparu l’était sans retour, son image pâlissait, puis s’éteignait à son tour définitivement, au point qu’on en arrivait même à douter que cela eût existé vraiment. Elle était tout entière au temps qui passe, et n’y pensait jamais.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 249.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
gésines

Le peuple français a jeté bas l’édifice de la féodalité, proclamé à la face de l’univers l’égalité des hommes, répandu par toute l’Europe, baïonnette au canon, le nouvel évangile tandis que, sans bruit, une nouvelle classe, la bourgeoisie, jetait les fondations du capitalisme. Lorsqu’on considère les traces restées de ces jours tumultueux, c’est leur froideur qui étonne. Une nation soulevée d’un enthousiasme politique sans exemple ni précédent, lorsqu’elle trouve le temps d’écrire, de peindre, de bâtir, cultive un style froidement compassé. Ce sont Les ruines de Volney, la prose funèbre de Chateaubriand, les Romains académiques de David, l’architecture néo-classique où les nouveaux maîtres se plaisent à vivre, comme si le spectre de la société de cour, son vieil apparat continuait de hanter les esprits, et de là, l’espace en proie aux noires gésines de l’industrie moderne.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
relation

Pourrai-je jamais entrer en relation avec la vie ?

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 260.

David Farreny, 27 mars 2012
répétition

La rêverie redonne aussi sa dignité à la notion, en général connotée négativement, de répétition – le sens de l’habitat, dont poètes et rêveurs sont les détenteurs privilégiés, ne se nourrit-il pas essentiellement, d’ailleurs, de rituels ? L’écrivain Serge Rezvani s’inscrit en faux : « Tout commence là où d’ordinaire on croit que cela s’arrête. » Habitant depuis plus de quarante ans la même petite maison nichée au creux d’un vallon enchanteur dans la forêt des Maures, aimant depuis plus de cinquante ans la même femme – la Danièle, ou « Lula », que ses livres célèbrent inlassablement –, il vante « les surprises de la répétition », écrivant : « Le cœur, les poumons, les viscères, la veille et le sommeil de notre cerveau, le désir et son assouvissement, la faim, la soif, ainsi que les rythmes de la marche… non, rien n’échappe à la répétition ! Et ce n’est que par la répétition et ses variations que nous pouvons juger de notre présence au réel. Même l’amitié se fortifie de la répétition et de ses jeux variés. Et bien sûr l’amour-passion dont le déploiement peut vous entraîner de surprise en surprise, ainsi qu’il est dit des “forêts enchantées” dont on ressort, après y avoir erré mille ans, sans avoir soi-même vieilli. »

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 34.

Cécile Carret, 1er mai 2012
espace

Dans les périodes de transition, parmi lesquelles je compte la semaine passée et, à tout le moins, cet instant-ci, je suis souvent saisi d’un étonnement triste, mais tranquille, en constatant mon insensibilité. Je suis séparé de toutes choses par un espace creux à la limite duquel je ne me presse même pas d’arriver.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 184.

David Farreny, 13 oct. 2012
pointer

À se demander toutefois si notre sensibilité n’est pas cette antenne qui en toute situation va pointer avec précision la zone d’inconfort, d’angoisse et de malaise.

Éric Chevillard, « jeudi 17 juillet 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 12 sept. 2014
s’amarrer

Ce peut être souvent une source de grand plaisir que de penser à soi, dans la solitude, et de se créer un monde de son propre cœur ; toutefois, ainsi, l’on travaille sans s’en aviser à une philosophie pour laquelle le suicide a peu de prix et est autorisé. C’est pourquoi il est bon de s’amarrer au monde par le moyen d’une jeune fille ou bien d’un ami, afin de ne pas sombrer complètement.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 155.

David Farreny, 23 oct. 2014
suffisamment

Deux heures passées chez le dentiste et sitôt après, heureux toute la journée, la sensation d’avoir fait quelque chose d’utile, de m’être suffisamment amélioré pour aujourd’hui.

Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu, Séguier, p. 67.

David Farreny, 28 fév. 2024

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