nu

Dans la cabine, étroite, je tournai autour d’une flaque pour me dévêtir, m’appuyant à l’occasion contre la cloison grumeleuse, humide, dont la couleur, un ocre aux résonances fécales, me fit convoquer mon enfance, qu’aussitôt je congédiai. Je me retrouvai en slip, un slip un peu étroit, jugeai-je, dont la coupe, trop osée à mon goût, eût sans doute mérité que la missent mieux en valeur des abdominaux tangibles, et d’une façon générale une alimentation plus saine. De mon haut, à coup sûr, bien que j’eusse vue sur mes pieds, je ne serais pas allé jusqu’à tendre un fil à plomb sans craindre qu’il ne m’effleurât, et cette légère imperfection, dans mon plan vertical, me fit sentir plus nu que je ne l’étais, sensation que j’avais perdu l’habitude, en raison de mon isolement, d’éprouver en public.

Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 58.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2002
bâtiment

À mesure que vous approchez de la vérité, votre solitude augmente. Le bâtiment est splendide, mais désert. Vous marchez dans des salles vides, qui vous renvoient l’écho de vos pas. L’atmosphère est limpide et invariable ; les objets semblent statufiés. Parfois vous vous mettez à pleurer, tant la netteté de la vision est cruelle. Vous aimeriez retourner en arrière, dans les brumes de l’inconnaissance ; mais au fond vous savez qu’il est déjà trop tard.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 44.

David Farreny, 18 sept. 2006
chambre

Le soleil, la chaleur et la lumière, qui réjouissaient ton entourage, t’apparaissaient comme des invitations à sortir, des perturbations de ta solitude, des obligations à la joie. Tu refusais que ton euphorie soit due au climat. Tu voulais en être seul responsable. Si l’on te sollicitait en invoquant le beau temps, tu déclinais l’invitation. Le temps gris, l’hiver, la pluie ou le froid ne te déplaisaient pas. La nature semblait alors s’accorder avec ton humeur. Qu’il fasse mauvais t’évitait la culpabilité de ne pas sortir. Tu pouvais rester chez toi sans qu’apparaisse l’anormalité de ton enfermement. Personne ne venait alors t’interroger sur ton goût pour la chambre.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 76.

Cécile Carret, 22 mars 2008
moment

Je songe qu’il est juste et bon que ce soit à Jean que le sort ait fait cette faveur. Il manquerait à ses jeunes années ces bonheurs inattendus, énormes, immérités qui nous semblent, non seulement dans l’instant mais plus tard, lorsqu’on s’est rangé à la triste loi des jours et qu’on se les rappelle, à peine croyables. Que le premier geste aille comme négligemment au but alors que deux heures d’efforts opiniâtres ne m’ont rien livré, voilà qui trahit l’intervention d’un esprit bienveillant, du dieu bénin, munificent qui marche aux côtés des petits enfants. À moi aussi, il a fait quelques largesses invraisemblables, quand ce fut le moment.

Pierre Bergounioux, « jeudi 31 mars 1983 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 195.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
surprise

Ainsi, le projet même d’une liberté en général est un choix qui implique la prévision et l’acceptation de résistances par ailleurs quelconques. […] Tout projet libre prévoit, en se pro-jetant, la marge d’imprévisibilité due à l’indépendance des choses, précisément parce que cette indépendance est ce à partir de quoi une liberté se constitue. Dès que je pro-jette d’aller au village voisin pour retrouver Pierre, les crevaisons, le « vent debout », mille accidents prévisibles et imprévisibles sont donnés dans mon projet même et en constituent le sens. Aussi la crevaison inopinée qui dérange mes projets vient prendre sa place dans un monde préesquissé par mon choix, car je n’ai jamais cessé, si je puis dire, de l’attendre comme inopinée. Et même si ma route a été interrompue par quelque chose à quoi j’étais à cent lieues de penser, comme une inondation ou un éboulis, en un certain sens, cet imprévisible était prévu : dans mon pro-jet une certaine marge d’indétermination était faite « pour l’imprévisible » comme les Romains réservaient, dans leur temple, une place aux dieux inconnus, et cela, non par expérience des « coups durs » ou prudence empirique, mais par la nature même de mon projet. Ainsi, d’une certaine manière, peut-on dire que la réalité humaine n’est surprise par rien. […] Il n’est jamais rien qui étonne, dans le monde, rien qui surprenne, à moins que nous ne nous déterminions nous-mêmes à l’étonnement.

Jean-Paul Sartre, « Liberté et facticité : la situation », L’être et le néant, Gallimard, pp. 564-565.

David Farreny, 11 nov. 2008
juxtaposition

« Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration — le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition — celui de la poésie, de la peinture. Vous prenez un peu plus de pot-au-feu ? »

Jed déclina l’offre. Houellebecq sortit du réfrigérateur un saint-nectaire et un époisses, coupa des tranches de pain, déboucha une nouvelle bouteille de chablis.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 258-259.

David Farreny, 16 sept. 2010
allonger

Bien qu’une lettre n’ait rien que l’on puisse qualifier d’étrange, c’est pourtant une chose magnifique. Alors qu’on pense avec anxiété à une personne qui se trouve dans une province éloignée, en se demandant comment elle peut aller, on reçoit d’elle un billet ; à le lire, on éprouve la même impression que si l’on se voyait, tout à coup, en face de son amie. C’est merveilleux.

Quand on a expédié une lettre à laquelle on a confié ses pensées, on se sent l’esprit satisfait, même si l’on songe qu’elle pourrait bien ne jamais arriver à destination. Comme j’aurais le cœur triste, et comme je me sentirais oppressée, si les lettres n’existaient pas !

Lorsque, dans une lettre qu’on veut envoyer à quelque personne, on a écrit en détail toutes les choses que l’on avait en tête, c’est déjà une consolation, bien que l’arrivée de la missive puisse être incertaine. Mais à plus forte raison, quand on reçoit une réponse, la joie que l’on goûte semble capable d’allonger la vie ; en vérité, il est sans doute raisonnable de le croire.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 245.

David Farreny, 2 juin 2011
courriers

On les a placés devant cette alternative : devenir des rois ou les courriers des rois. À la manière des enfants, ils voulurent tous être courriers. C’est pourquoi il n’y a que des courriers, ils courent le monde et comme il n’y a pas de rois, se crient les uns aux autres des nouvelles devenues absurdes. Ils mettraient volontiers fin à leur misérable existence, mais ils ne l’osent pas, à cause du serment de fidélité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 454.

David Farreny, 8 nov. 2012

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