Tout se mélange. Il n’y a pas la vie d’un côté, la mort de l’autre. Il n’y a pas ici la raison, et la folie sur cette autre rive, en face, bien séparée. Il n’y a même pas la santé, qui un beau jour s’arrêterait d’un coup, pour faire place à la maladie. Très avant dans le territoire du chagrin, le bonheur a encore ses enclaves, ses bons moments, ses rémissions.
Renaud Camus, Vie du chien Horla, P.O.L., p. 111.
Les buissons d’un minuscule jardin sont devenus si hauts et si touffus qu’on peut à peine se glisser jusqu’au croisement des deux courtes allées. Un escalier aux marches descellées descend vers une pièce d’eau couverte de morènes. Noirceur du labyrinthe de poche, longues ombres des deux vieux cyprès, soleil pâle — je n’aime rien tant que ces maisons abandonnées et leurs jardins solitaires, dont je suis le maître par amour, par attention, par absence au monde, le temps d’un allongement sur la murette. Même les chiens paraissent entendre des voix éteintes, et les rires d’enfants morts. Ils s’avancent sur la pointe des pattes, comme si à tout instant quelqu’un allait pousser les volets et s’étonner de leur présence, et de la mienne.
Mais non, nous sommes bien seuls.
Renaud Camus, « mardi 10 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 69.
Émancipée du grand héritage tragique, comique et romanesque, la pensée ne sait plus problématiser la vie. Elle ne sait plus en éclairer les contradictions, en explorer les paradoxes, en suivre les tortuosités, en capter les nuances. Elle ne sait plus faire droit à l’ambiguïté des êtres ni à l’indécidabilité des comportements. Spectaculairement ouverte aux différences, mais définitivement fermée aux apories, elle n’est capable, la malheureuse, que de brandir triomphalement la solution du problème humain.
Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, pp. 200-201.
Paul me terrorise absolument. Je sens si précaire le peu de faveur qui me reste auprès de lui que le moindre retard lui servirait de prétexte à rupture, ou de motif supplémentaire d’exaspération en tout cas. Aucune nouvelle de lui depuis des semaines. Il est vrai que je ne lui en ai pas donné non plus. Au concours de silence, je gagne toujours.
Renaud Camus, « jeudi 9 janvier 2003 », Rannoch Moor. Journal 2003, Fayard, p. 20.
Fini de rire
le temps ne nous ratera pas
la cible
est bien trop grosse
Le givre a pris place
sous le ciel étoilé
il a tout cadenassé
l’air gît pétrifié dans les poumons
l’homme en pyjama appelle
vainement dans la nuit
une bête domestique
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 56.
Autre chose. Le « brasier », dont Brive est bâtie, n’est pas, comme je croyais, d’origine permo-carbonifère mais triasique. Mouret insiste sur la médiocrité de ce matériau, gélif, pulvérulent, impropre à livrer des arêtes vives. C’est pourquoi les joints de mortier débordent sur les moellons.
Pierre Bergounioux, « mardi 3 août 1999 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 1095.
Je forcerais à peine ma conviction en écrivant qu’« il n’y a d’histoire que de la noblesse » — et encore pourrait-on remplacer dans cette phrase le mot histoire par le mot culture. La culture, c’est l’histoire de la noblesse des idées, des œuvres, des gestes, des sentiments et des arts ; et c’est aussi, inséparablement, la chronique des ancêtres, et de leurs propres gestes et de leurs sentiments. S’il n’y a plus d’ancêtres, plus de noblesse, plus d’histoire, plus de gestes et de geste, il n’y a plus de culture — à moins, bien entendu, et comme nous le voyons faire parmi nous, d’appeler culture ce qu’il y a.
Renaud Camus, « lundi 30 mai 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, p. 281.
Ce bâton en travers d’épaules me parut propre à d’autres proies : j’y crus voir garrotté sous des nylons froids que la posture troussait, au lieu du poil roux celui, tout noir et cru, moussant aux cuisses épaisses de cette garce. Je courais tout à fait, j’en avais le prétexte ; des joncs se brisaient sous mes pieds ; l’air à mes oreilles m’étourdissait ; sortie du bois par une sente infime, toute droite et peut-être effrayante comme Ysengrin le connétable, âpre comme sa louve, elle était là à deux pas de moi debout, telle qu’en courant j’aurais pu la heurter. Elle me parut géante. Je m’arrêtai court.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
Quignard écrit aussi : « Avoir une âme, cela veut dire avoir un secret. » J’ai grand mal à souscrire à cette assertion — ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que je ne la trouve pas intéressante, qu’elle ne me nourrit pas. Elle n’est juste, à mon sens, qu’à la condition de prendre le mot secret dans la définition que j’aime à lui donner : le seul secret qui vaille, c’est le secret qui reste quand tous les secrets sont levés. L’âme, oui : l’irréductible au sens, l’indicible, l’échappée de toute parole.
Renaud Camus, « dimanche 15 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 82.