forme

Une femme qui m’avait occupé l’esprit et le cœur, sans cesse, et qu’il me suffisait de voir ou d’évoquer pour me dire que la vie avait une forme.

Christian Oster, Une femme de ménage, Minuit, p. 8.

David Farreny, 21 mars 2002
arrondi

Présence obsédante de l’eau. On suit des fleuves, c’est relayé par des canaux. Il y a ces étangs du dimanche, creusés en arrondi au bulldozer, et tout autour des bancs sans dossier ni ombre. Arbres minces en tuteur, et une cabane en tôle. Un grillage haut avec portail fer forgé qui a dû coûter plus cher que le terrain.

François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 9.

David Farreny, 24 janv. 2003
abandon

Pieter depuis une quinzaine a les lèvres sèches, conséquence, imagine-t-il, d’une légère fièvre d’indigestion. Il se les lèche toute la journée pour les humecter un peu. Du moins au début c’était pour ça. Mais peu à peu, l’habitude s’est prise et c’est devenu chez Pieter une véritable paillardise. Il se lèche les lèvres pour se toucher, à présent, comme les jeunes garçons qui se tripotent à travers leur poche, il s’offre ce doux contact de muqueuse comme une sucrerie. Tout en vous écoutant, tout en vous parlant même, il prend un air furtif et sensuel et, avançant sa lèvre supérieure en gouttière, attire sa lèvre inférieure dans sa bouche, comme un suborneur attire une fillette chez lui, il l’aspire, il la hume et, pour obéir à son appel, elle se gonfle et s’enfonce dans sa bouche, énorme et turgide — et là, Dieu sait tout ce qu’il lui fait, des langues et de frissonnantes caresses, il la mordille aussi un peu. Mais le principal de ses plaisirs, c’est, je crois, la plus primitive des voluptés, la pâmoison de la muqueuse nue, épanouie, posée sur une autre muqueuse comme une figue sèche sur une autre figue — et le plaisir passe de l’une à l’autre muqueuse, comme une huile épaisse, par osmose. Mais pour que sa jouissance soit complète, il faut qu’elle s’accompagne de bruit. Pieter est toujours entouré d’une foule de petits bruits, secs ou mous, mélodieux et plaintifs ou un peu rauques, qui sont comme la chanson perpétuelle et angélique de son abandon à soi. Tandis qu’il masturbe sa lèvre, il émet mille claquements pâteux évoquant des tétées gourmandes, des lapements, des « miam-miam » de nourrisson, des halètements de mâle à l’ouvrage et des râles consentants de femme comblée, et puis la lèvre ressort, obscène et molle, luisante de salive, elle pend un peu, énorme et femelle, épuisée de bonheur. Quand je le vois faire, quand je vois sur son visage cet air furtif et coquin d’enfant vicieux et de gâteux, il m’effraye presque par la profondeur organique et infantile de son narcissisme.

Jean-Paul Sartre, « dimanche 17 décembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 325.

Guillaume Colnot, 21 nov. 2004
offusque

Je soude un assortiment de nageoires sur une large ellipse de métal que je décape ensuite, à la meuleuse. Cela prend du temps et me fatigue. À la fin, j’ai les bras qui fléchissent sous le poids de l’outil que je brandis dans toutes les positions pour retirer jusqu’aux moindres traces de rouille. En fin de matinée, j’attaque un drapé de nouveau type. Au cône de tôle, j’ajoute de courtes sections obliques de tube, en guise de manches courtes. Les bras, tombants, s’écartent légèrement du corps et donnent au personnage une attitude d’élan arrêté, d’expectative. J’ai abusé de mes forces, ces trois derniers jours. À midi, je suis épuisé et le resterai jusqu’au soir. Amère expérience, que j’ai déjà faite. L’âme devance le corps, poursuit follement ses desseins, caresse mille chimères tandis que son pesant compère s’efforce de la suivre à pas pesants, trébuche et s’effondre. La nourriture ne m’a pas rendu de forces ni la demi-heure de sommeil que j’ai prise. La réalité, dans ces moments d’asthénie complète, m’offusque littéralement. Je constate, effaré, morne, que les choses sont, les plus infimes, surtout, grains de sable, brins d’herbe, débris infinitésimaux, poussière, sans doute parce que je suis à ce point vidé de ressort que je ne serais même pas capable de les faire bouger.

Pierre Bergounioux, « mercredi 10 juillet 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 62.

David Farreny, 20 nov. 2007
conclure

Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. […] Maintenant on passe son temps à se dire : nous sommes complètement finis, nous voilà arrivés au dernier terme, etc., etc. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau ; c’est aussi bon.

Gustave Flaubert, « lettre à Louis Bouilhet (4 septembre 1850) », Correspondance (2), Gallimard, p. 680.

David Farreny, 7 janv. 2010
travaille

— Mais moi monsieur, je travaille !

— Bien sûr, que pourriez-vous faire d’autre…

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 73.

David Farreny, 27 juin 2010
cinquantaine

Quand on pense à la cinquantaine qui guette les premiers hippies, le cœur se serre.

Paul Morand, « 16 octobre 1975 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 635.

David Farreny, 23 sept. 2010
bonheur

Notre grade ne nous autorise pas à satisfaire à des demandes du genre de celles dont il s’agit dans ces cas-là, mais la présence de cette partie nocturne fait croître en quelque sorte nos pouvoirs officiels, nous promettons des choses qui ne sont pas de notre ressort, pis même, nous promettons de tenir nos promesses. La partie nous arrache, la nuit, comme le brigand au coin du bois, des sacrifices dont nous ne serions jamais capables à l’ordinaire : soit, il en va ainsi tant que le plaignant est là, tant que sa présence nous fortifie, nous contraint, nous excite ; que se passera-t-il quand il sera parti, repu, et inconscient, nous laissant seuls et sans défense en face de notre abus de pouvoir ? Je n’ose y penser. Et cependant nous sommes heureux. Ah ! que le bonheur peut ressembler au suicide !

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 763.

David Farreny, 24 oct. 2011
impasse

Quart de tour à droite vers les fraises.

Quart de tour à gauche vers les tomates.

Et quand l’automne sera revenu pense monsieur Songe qu’est-ce que je vais devenir ? Rabâcher quart de tour à droite et à gauche sans plus arroser ? Me reposer l’affreuse question de l’opportunité de mes exercices et du bien-fondé de mon existence ? Si la chaleur s’en va mon angoisse de l’après-midi en sera moindre mais alors qu’en espérer puisqu’elle n’atteindra plus son paroxysme ? Elle demeurera moyenne et je serai condamné à ne plus noter que du médiocre ?

Et il ajoute pour sortir d’une impasse il faut en prendre une autre.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 58.

Cécile Carret, 7 déc. 2013
dénouement

Pour freiner l’expansion d’un animal taré, l’urgence de fléaux artificiels qui remplaceraient avantageusement les naturels se fait sentir de plus en plus et séduit, à des degrés divers, tout le monde. La Fin gagne du terrain. On ne peut sortir dans la rue, regarder les gueules, échanger des propos, entendre un grondement quelconque, sans se dire que l’heure est proche, même si elle ne doit sonner que dans un siècle ou dix. Un air de dénouement rehausse le moindre geste, le spectacle le plus banal, l’incident le plus stupide, et il faut être rebelle à l’Inévitable pour ne pas s’en apercevoir.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 923.

David Farreny, 3 mars 2024

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