paucité

Un jour, peut-être, nous aussi, quand le béotisme aura vaincu, eh bien ! nous serons moines, s’il le faut ; nous protesterons par notre paucité.

Ernest Renan, Voyage en Italie, Arléa, p. 52.

David Farreny, 25 déc. 2004
concrétions

Il fait une journée splendide, très chaude mais sans oiseaux ni parfums ni espérance. J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. Je couvrirai une page au prix d’un travail inélégant, brutal — la course à travers la sapinière, dans la frange interdite, sous le soir.

Pierre Bergounioux, « dimanche 2 septembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 336.

David Farreny, 25 mars 2006
sensibilité

Lorsque je sors, une averse est tombée. Les rues mouillées brillent sous un rayon de soleil, ce qui m’a toujours été désagréable sans que j’en devine la raison. Ce doit être que, soucieux, exagérément, de l’état du ciel et désireux, à l’excès, de constance, d’unité, je me trouve dans le cas de passer brutalement des dispositions assorties à la pluie à celles, opposées, que m’impose le soleil. Ou plutôt, l’éclat du soleil dans la pluie me met dans un état contradictoire, qui m’est pénible. J’aimerais parfois posséder la sensibilité d’un concombre, sur certains points, du moins.

Pierre Bergounioux, « mercredi 30 mars 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 680-681.

David Farreny, 20 avr. 2006
orgueil

Oui, il est toujours là. Tant pis ; accommodons-nous de sa présence et tâchons de le rendre de plus en plus subtil (il a déjà maigri de moitié depuis que je le taquine). Éducation de l’orgueil, quel programme ! Cela consisterait à lui donner carrière, à le satisfaire, à le pousser toujours plus avant jusqu’au point où il devient l’humilité et l’intelligence totale. Quand j’aurai le temps, j’essaierai.

Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 119.

David Farreny, 24 avr. 2007
restelet

Si je ne tiens pas compte de mes heures de sommeil, je suis la proie de deux types de temps : celui bête et brutal qui souffle en tempête de 8 h 30 à 16 h 30 et l’autre — le pauvre restelet — sur lequel je mise absurdement, qui est informe, déliquescent, désespérant, nul.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 10.

David Farreny, 5 juil. 2009
évite

L’amour est une invention des histoires d’amour. Un personnage des contes, comme les sorcières et les dragons. Tout ça est infantile. L’idée de s’aimer à travers un autre me répugne. J’évite.

Pierre Jourde, Festins secrets, L’Esprit des péninsules, p. 230.

David Farreny, 2 déc. 2009
dictionnaire

Michael Johnson, à peine fut-il devenu père de famille, semble avoir perdu son talent pour les affaires, et très vite s’ouvre cette grande et pénible tradition familiale des ennuis d’argent, et même de la grande pauvreté, qui accableront pendant des décennies le fils aussi bien que le père. Même le Grand dictionnaire de la langue anglaise, le plus sûr titre de Johnson, avec son édition de Shakespeare et la Vie de Johnson, au souvenir de la postérité, est une œuvre de commande entreprise dans l’espoir d’arriver enfin, grâce à elle, à joindre les deux bouts pour souffler un peu. S’il veut définir fastidieux, Johnson donne comme exemple, dans son dictionnaire :

« Il est fastidieux d’écrire des dictionnaires. »

Renaud Camus, « Breadmarket Street, à Lichfield, Staffordshire. Samuel Johnson », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, p. 275.

David Farreny, 5 juin 2010
vérité

Et ce qui s’imposa à moi dans cette matinée de janvier, et que le reste de ma visite ne vint pas contredire, ce fut la sensation, en ce lieu de convalescence, d’une sorte d’équivalent populaire de La Montagne magique, et cela non au prix d’un effort de pensée ou d’une réflexion, mais avec la spontanéité et le naturel d’une musique que j’aurais soudain entendue. Suite à ce choc devant l’évidence de ce roman virtuel, j’eus la certitude que le territoire tout entier était truffé de tels romans et qu’à ce titre il méritait d’être revisité, non par acquit de conscience mais parce qu’un puissant écho de vérité se dégageait de ces instants. C’est ainsi que l’idée me vint de dresser une liste de lieux dont je pouvais penser qu’ils me réserveraient de telles surprises : c’étaient les lieux eux-mêmes qui m’envoyaient leurs signaux, et ils le faisaient avec d’autant plus d’insistance qu’entre-temps, grâce aussi (à partir de 1997) à mon travail d’enseignement à l’École nationale de la nature et du paysage de Blois (travail dont bien des échos s’entendront dans ce livre), je me retrouvais plus souvent qu’auparavant sur les routes et porté par la nécessité d’interpréter, comme un apprenti musicien, la partition de ce que je voyais.

Jean-Christophe Bailly, Le dépaysement. Voyages en France, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 15 déc. 2012
moi

Ce qui rend les mauvais poètes plus mauvais encore, c’est qu’ils ne lisent que des poètes (comme les mauvais philosophes ne lisent que des philosophes), alors qu’ils tireraient un plus grand profit d’un livre de botanique ou de géologie. On ne s’enrichit qu’en fréquentant des disciplines étrangères à la sienne. Cela n’est vrai, bien entendu, que pour les domaines où le moi sévit.

Emil Cioran, « De l’inconvénient d’être né », Œuvres, Gallimard, p. 1316.

David Farreny, 31 janv. 2013
filles

Qu’on ne se méprenne pas ; je ne suis pas en train de me vanter d’avoir engendré des libellules ou des fleurettes. Ou des fées. […] Non, bel et bien des filles, au nombre de deux, deux filles de plus sur cette terre, deux filles encore, deux filles terribles, mais cette fois je suis dans leur camp.

Cette fois, ce ne sont pas des filles là-bas, ce ne sont pas des filles là-haut, ce ne sont pas des filles au loin. Agathe a pris ma main droite ; Suzie a pris ma main gauche ; elles marchent avec moi. J’avance désormais entre deux filles, prenez garde ! Le garçonnet dans mes bottes triomphe. Deux filles à ses côtés ! Ce n’est plus la force adverse à combattre, à séduire, de toute façon à circonvenir. C’est une tendresse mienne ; ce sont des sourires qui prolongent le mien. Cette beauté ne m’est pas jetée à la figure comme une pierre.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 103.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
post-it

Puis nous levons le nez et il nous apparaît que tout notre avenir tient sur quelques post-it collés sur un mur.

Éric Chevillard, « lundi 26 mai 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
durer

L’enfant est une inhibition active. Il empêche le réveil complet, c’est-à-dire la mort de l’espèce. Les théologiens n’osent pas le dire, mais ils voudraient ce réveil total, entraînant le Jugement logique. L’enfant fait durer. Il n’y a pas plus antithéologique que l’enfant. Il est là aussi pour cacher qu’il n’y a pas eu de rapport sexuel. Tout cela est très clair : si je suis avec une femme et que je n’ai pas eu d’enfants, c’est qu’il y a ou qu’il y a eu rapport sexuel. Si j’ai avec elle des enfants, on peut en douter. On peut se dire en tout cas qu’à un certain moment elle a estimé que ça suffisait comme ça. Elle a déclenché le processus de séparation par l’enfant. L’enfant est le divorce in vivo des parents.

Philippe Muray, « 10 avril 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 46.

David Farreny, 28 fév. 2016
andropause

J’andropause en majesté sur mon trône vermoulu, contemplant d’un œil mort mes sujettes à caution.

Éric Chevillard, « mardi 17 octobre 2023 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024
imaginations

Au nombre des impressions qui accompagnaient mes lectures, celle, souvent, que l’auteur se montrait moins soucieux de m’ouvrir son monde que de ruiner le mien. Une phrase sur deux, lorsqu’elles me parlaient, parfois, avait une allure de paradoxe, prenait le contre-pied de ce que je pouvais croire encore. Combien de fois n’ai-je pas levé la tête, les joues gonflées, le front plissé, la cervelle meurtrie comme l’arrière-train par le banc de chêne, me demandant s’il y avait lieu de prendre pour bon ce que racontait le livre ou de rester sur ma position ? C’est alors que l’avis d’un adulte aurait été nécessaire. Mais il suffisait de les voir, paisibles, un peu renfrognés, fermés aux signes de plus en plus nombreux, pressants, redoutables qui nous parvenaient du dehors, sûrs d’eux-mêmes, de la réalité et je ramenais mes yeux sur la page, les joues toujours distendues, l’intersourcilier froncé.

Il ne m’aurait pas coûté, comme à mes voisins de table, de passer par profits et pertes les opinions que j’avais reçues, par la force des choses mais auxquelles, par la force d’autres choses ou, plus précisément, de leur signe, je n’adhérais pas vraiment. Mais, si mal que ce soit, elles étaient gagées sur des choses, des murs de pierre, des êtres de chair et de sang, des paysages fortement contrastés, des moments tandis que celles que je tirais des livres ne renvoyaient à rien de tangible, d’éprouvé. Il se pouvait que le papier en épuise toute la réalité et on ne bâtit pas sur des imaginations.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 37.

David Farreny, 22 mars 2024

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