triviale

J’ai entrepris de rédiger ce Journal tout simplement comme expédient, moyen de sauvetage, de peur de déchoir et de sombrer définitivement dans les flots de la vie triviale qui déjà m’arrivent jusqu’aux lèvres. Mais il apparaît que même sur ce terrain je ne suis plus capable d’un effort complet. Oui, on ne saurait être un zéro, un néant toute la semaine et se mettre à exister soudain le dimanche.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 85.

David Farreny, 24 mars 2002
temps

Quand rien ne vient, il vient toujours du temps,

du temps,

sans haut ni bas,

du temps,

sur moi,

avec moi,

en moi,

par moi,

passant ses arches en moi qui me ronge et attends.

Le Temps.

Le Temps.

Je m’ausculte avec le Temps.

Je me tâte.

Je me frappe avec le Temps.

Je me séduis, je m’irrite…

Je me trame,

Je me soulève,

Je me transporte,

Je me frappe avec le Temps…

Oiseau-pic.

Oiseau-pic.

Oiseau-pic.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 335.

David Farreny, 12 mars 2008
tête

Le corps se transforme en passant une frontière, on le sait aussi, le regard change de focale et d’objectif, la densité de l’air s’altère et les parfums, les bruits se découpent singulièrement, jusqu’au soleil lui-même qui a une autre tête.

Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, p. 207.

David Farreny, 12 mars 2008
vache

C’est d’autre chose qu’il s’agit. De la vache. Comment se comporter face à une vache ?

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 519.

David Farreny, 12 mars 2008
grand

Ce qui est donné à qui se relit, ce n’est pas un sens, mais une infidélité, ou plutôt : le sens d’une infidélité. Ce sens, il faut toujours y revenir, c’est que l’écriture n’est jamais qu’un langage, un système formel (quelque vérité qui l’anime) ; à un certain moment (qui est peut-être celui de nos crises profondes, sans autre rapport avec ce que nous disons que d’en changer le rythme), ce langage peut toujours être parlé par un autre langage ; écrire (tout au long du temps), c’est chercher à découvert le plus grand langage, celui qui est la forme de tous les autres. L’écrivain est un expérimentateur public : il varie ce qu’il recommence ; obstiné et infidèle, il ne connaît qu’un art : celui du thème et des variations. Aux variations, les combats, les valeurs, les idéologies, le temps, l’avidité de vivre, de connaître, de participer, de parler, bref les contenus ; mais au thème l’obstination des formes, la grande fonction signifiante de l’imaginaire, c’est-à-dire l’intelligence même du monde.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, p. 274.

David Farreny, 12 sept. 2009
faramineusement

Par la vitre arrière, la route glisse à reculons. Wanda regarde l’endroit d’où elle vient et dont elle s’éloigne sans pouvoir mettre aucun nom sur ce qu’elle laisse. On croit qu’ils roulent au hasard, mais ils se rendent quelque part – on ne le saura que plus tard –, ils tournent sur un cercle morne aux abords de quelque chose, rien de faramineusement américain, pas d’horizon fulgurant, pas d’horizon profilé vers quoi s’engouffrer dans l’oubli, pas de grand trip catatonique, riders on the storm / riders on the storm, pas de jointure incandescente du rêve, ils tournent en silence, lui, accroché au volant, raide, mécontent comme un père de famille ruiné qui médite un projet d’immolation collective à la prochaine aire de repos, elle, assise comme ma mère l’était aux côtés de mon père, droite et basse, aux aguets, se retenant de respirer dans l’attente du meurtre.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 52.

Cécile Carret, 16 mars 2012
panneau

Monsieur Songe qui est coquet mais pas malin ajoute un dit-il à tel propos très personnel qui tombe de sa plume, croyant ainsi donner le change, faire accroire que ledit propos n’est pas de lui s’il lui paraît faible ou contestable. Il tombe dans le panneau, prenant ses distances par rapport à un monsieur Songe narrateur alors qu’il sait fort bien que c’est lui qui parle, dans ce cas-là du moins.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
quinquagénaire

Un demi-siècle ! me félicite-t-on en assenant une claque magistrale sur mes omoplates rongées par l’ostéoporose. Un peu de respect, voulez-vous, et des prévenances, s’il vous plaît ! Un vieillard de cinquante ans, lit-on quelque part dans Balzac. Lequel Balzac mourut d’épuisement un an après avoir fêté ce sinistre anniversaire. Je me rassure : les temps ont changé. Le quinquagénaire d’aujourd’hui avait trente ans au xixe siècle. Le trentenaire de l’époque avait lui-même dix-huit ans et le garçonnet de dix ans n’était pas né encore. Bien sûr. Mais cela fait beaucoup d’années tout de même. Toutes les femmes pourraient être mes filles. Partout, on me présente des ardoises ; la plupart sont des tuiles ; sans mentir, un toit me dégringole sur la tête.

Il faut l’accepter : le premier tiers de ma vie est maintenant derrière moi.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.

Cécile Carret, 9 mars 2014
garanties

Que je me laisse dériver avec la même insouciance que si j’effectuais une croisière, cela déboussole l’opinion commune comme les doctrinaires. Rien ne leur semble plus impie que ce doute d’indifférence que j’affiche à l’égard du sens. La religion n’est pas tant de donner foi à tel ou tel dogme, qu’éprouver le besoin d’en trouver un, insubmersible. J’ignore ce besoin. Je dois avoir le pied marin. D’instinct je sais que les églises, les partis ou les avant-gardes, accueillant quantités de passagers à leur bord, présentent, sans en avoir le luxe, autant de garanties que le Titanic.

Frédéric Schiffter, « 38 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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