laissera

On part après-demain matin. On m’a cassé la dent qui me sinusitait. La moitié est restée dans la mâchoire, et comme on n’a pas de chien, c’est elle qui restera vigilante la nuit, et le jour elle m’empêchera de me laisser aller. Participation avec la nature, admiration coulante, n’y comptons pas. Elle ne laissera passer que le très bon, le solide. Il en sera de même, d’ailleurs, pour les ennuis et les dangers.

Tout de même, il faut que je puisse la tenir en échec.

Elle est forte de sa poche à pus.

Bien, mais j’emporte un bistouri, moi.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 206.

David Farreny, 22 mars 2002
nabots

La musique corrompue par la théorie, la technique, d’où l’effondrement de la personnalité et un rapetissement si brutal des compositeurs qu’on ne saura bientôt plus quel nom donner à ces nabots.

Witold Gombrowicz, Journal (2), Gallimard, p. 165.

David Farreny, 22 mars 2002
demander

Je n’ai rien demandé d’autre à la vie que de ne rien me demander à moi.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 157.

Guillaume Colnot, 18 juil. 2003
concept

Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. […] Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse — et de l’analyse logique. D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginé dans ses moments les plus comiques. Enfin le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. Information et créativité, concept et entreprise : une abondante bibliographie déjà… Le marketing a retenu l’idée d’un certain rapport entre le concept et l’événement ; mais voilà que le concept est devenu l’ensemble des présentations d’un produit (historique, scientifique, artistique, sexuel, pragmatique…) et l’événement, l’exposition qui met en scène des présentations diverses et l’« échange d’idées » auquel elle est censée donner lieu. Les seuls événements sont des expositions, et les seuls concepts, des produits qu’on peut vendre. Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie. Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur-exposant du produit, marchandise ou œuvre d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou l’artiste. Comment la philosophie, une vieille personne, s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept, MERZ ? Certes, il est douloureux d’apprendre que « Concept » désigne une société de service et d’ingénierie informatique. Mais plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes.

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, p. 15.

Guillaume Colnot, 15 fév. 2004
caractère

Je n’avais pas avec moi-même cette intimité caressante qui fait qu’il y a des adhérences, comme on dit en médecine, du Moi à la conscience, et qu’on craindrait, en essayant de l’en ôter, de la déchirer. Il était fort bien dehors, au contraire, il restait là, certes, mais je le regardais à travers la vitre en toute tranquillité, en toute sévérité. Longtemps j’ai cru d’ailleurs qu’on ne pouvait pas concilier l’existence d’un caractère avec la liberté de la conscience ; je pensais que le caractère n’était rien autre que le bouquet de maximes, plus morales que psychologiques, où le voisin résume son expérience de nous. La conscience-refuge restait, comme elle devait, incolore, inodore et sans saveur. C’est cette année seulement, à l’occasion de la guerre, que j’ai compris la vérité : certes le caractère ne doit pas se confondre avec toutes ces maximes-recettes des moralistes, « il est coléreux, il est paresseux, etc. », mais c’est le projet premier et libre de notre être dans le monde. […] Bref, l’existence d’une conscience-refuge me permettait de décider à mon gré du degré de sérieux qu’il convenait de prêter à la situation ; j’étais comme quelqu’un qui, dans les pires aventures, ne sent pas trop la réalité menaçante des tortures qu’on lui réserve, parce qu’il porte toujours sur lui un grain de poison foudroyant qui le délivrera avant même qu’on ne le touche.

Jean-Paul Sartre, « lundi 11 mars 1940 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 576.

David Farreny, 27 déc. 2006
réservoir

Je sais que mon corps est un réservoir à pièges, mon sang perclus de chausse-trapes, mes os émaillés de silences inquiétants. Partout peuvent affleurer des symptômes, se dresser des malaises. Ces lieux qui me constituent me sont à la fois familiers, amicaux, même quand ils génèrent des serpents, et inaccessibles. Les images qu’en donnent les échographies ou les scanners sont de magnifiques fantasmes à usage médical, un vertigineux empilement de pixels qui ne peut pas me concerner, encore moins me représenter.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 23.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
manques

— La beauté ? C’est ce qui me fait défaut, lui dis-je.

— C’est plutôt ce à quoi tu manques.

Richard Millet, L’amour mendiant, La Table ronde, p. 87.

David Farreny, 5 déc. 2007
chose

Apparut sur l’unique étagère une chose amorphe et sombre qui remua aussitôt, glissa, visqueuse, roula sur elle-même et s’écrasa par terre comme un chiffon mouillé. Ils approchèrent ; la chose émit un bruit de chute en retard, un chtkk qui se confondit avec un pas. Flasque, la serpillière (ce n’était pas une serpillière) remua, se déroula toute seule, silencieusement, quelques secondes encore après sa chute, sans précipitation, savait ce qu’elle avait à faire et, lascivement, entièrement, s’étala jusqu’à proposer la surface plane d’un quadrilatère irrégulier de quarante centimètres sur la plus grande longueur par vingt-cinq à peu près, sur la hauteur. La perfection de sa surface et la magie de sa sortie juraient avec son contour comme tracé à main levée mais aussi avec l’asymétrie de sa forme qui rappelait un trapèze, un trapèze déhanché, qui ne rappelait rien. Un coin corné et les faux plis se résorbèrent pour s’aplatir lentement en une surface lisse qui brillait un peu. Pétapernal souleva un pan qui retomba d’un coup, chtkk.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 108.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
ressorts

San Michele. Étrange effet que de marcher sur ce sol fait presque tout entier de dalles funéraires. Ces plaques de marbre, pressées les unes contre les autres comme les pierres taillées d’un édifice, rappellent l’origine du mot « monument », le mémorial, le memini de l’esprit qui se souvient. L’exemple premier, le plus simple, le plus évident, est la pierre tombale. C’est sur les tombeaux des morts que se sont bâties les cultures.

Le vertige est ici d’autant plus fort que ces plaques sont des calcaires à gryphée, très dures, à peine entamées par les millions de pas qui se sont succédé à leur surface depuis des siècles, et l’on y distingue des fossiles, enroulés sur eux-mêmes comme de gros ressorts, qui renvoient à la machinerie inimaginable du Temps.

Jean Clair, « La première pierre », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 21 mars 2011

J’ignore si les gens, globalement, s’intéressent aux volcans d’Auvergne. S’ils ont à l’esprit qu’il s’agit de volcans, même éteints. Personnellement, je tends à l’oublier. Je m’avançais dans un paysage de petite montagne, avec des mamelons et peu d’à-pics, et j’observais la végétation. À un moment, je suis descendu de voiture et me suis avancé en grimpant vers des bosquets d’épineux. Il n’y avait personne, le sol était pelé, il recommençait à faire chaud. Je me suis dit que tout était quand même très beau, très silencieux, très hostile. Qu’on voyait très loin, trop. Que je ne détestais pas la montagne mais que la question était de savoir ce qu’elle faisait là, et pour qui. Je doutais de tout ça.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 13.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
pompe

Doigt blessé, bonnets multicolores, combinaison noire, clé argent : la pompe à détails était bel et bien réamorcée.

Emmanuelle Pyreire, Foire internationale, Les Petits Matins, p. 20.

Cécile Carret, 13 avr. 2013
éviter

Le livre nous permet d’éviter la conversation avec les disciples.

Nicolás Gómez Dávila, Nouvelles scolies à un texte implicite (2), p. 83.

David Farreny, 27 mai 2015

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