récapituler

Les journées que je passe, comme celle d’hier, à travailler furieusement le bois, me laissent courbaturé, rompu. Je dors à des profondeurs énormes, si loin de la surface qu’il me semble que rien ne me surprendrait vraiment au réveil. Et je suis un moment à récapituler les composantes du présent, l’âge qui est le mien, les enfants que j’ai, le métier que j’exerce, la couleur et le goût des jours où je suis.

Je lis l’Anthropologie de Sapir et corrige la thèse de Georges — l’expression, le français.

Il pleut sans discontinuer. Tout est trempé.

Pierre Bergounioux, « jeudi 28 mai 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 47.

David Farreny, 11 mars 2006
fragment

Dans le Grand Nord, l’espace absorbe le temps et la matérialise en étendues sublimes. La vastitude transfigure l’être humain en fragment, en tout petit morceau installé dans un temps limité, mais évoluant dans l’éternité d’une perspective à perte de vue. Le romantisme menace dès l’installation solitaire face à l’immensité démesurée des montagnes, des falaises, des torrents, des cours d’eau, des icebergs, des fjords, des glaciers, des neiges éternelles. La matière étirée, compactée, contrainte puis lissée et développée d’une manière musicale, à la façon des variations sur un même thème — toujours celui de la rareté —, voilà le mode d’apparition immédiatement visible du temps polaire.

Michel Onfray, Esthétique du pôle Nord, Grasset, p. 44.

Élisabeth Mazeron, 1er mai 2007
modestie

À quoi bon ajouter son grain de sel à cet océan de mots ? Et pourquoi pas ? Et si la littérature était devenue affaire de modestie. On ne sait jamais. L’orgueil a de ces tours.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 437.

David Farreny, 11 mars 2008
trop

Elle était bonne et elle croyait en Dieu. Je me rappelle qu’un jour, pour me dire la grandeur de l’Éternel, elle m’expliqua qu’il aimait mêmes les mouches, et chaque mouche en particulier, et elle ajouta J’ai essayé de faire comme Lui pour les mouches, mais je n’ai pas pu, il y en a trop.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 16.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
articuler

je partant voix sans réponse articuler parfois les mots

que silence réponse à autre oreille jamais

si à muet le monde pas de bruit

fonce dans le bleu cosmos

plus question que voyage vertical

je partant glissure à l’horizon

tout pareil tout mortel à partir du je

à toutes jambes fuyant l’horizon

enfin n’entendre que musique dans les cris

assez assez

exit

entrer né sur débris à peine reconnu le terrain

émergé de vase salée le fœtus sorti d’égout

plexus solaire rongé angoisse diffusant poumons souffle

       haletant

Danielle Collobert, « Survie », Œuvres (1), P.O.L., p. 415.

Bilitis Farreny, 2 août 2010
éviter

À ma demande, Léone me parle de cette mystérieuse tranquillité qu’aiment les femmes et dans laquelle elles se réfugient volontiers après les tourments de l’amour, ou pour les éviter. Par « tourments de l’amour », j’entends moins l’attente déçue, les tromperies, la douleur surtout d’être abandonnée, que l’inquiétude qu’une femme ne peut manquer d’éprouver sur sa féminité même, inquiétude qu’un homme qui aime les femmes a du mal à concevoir, et doit à chaque fois faire un effort pour se représenter à nouveau. Tant pour lui, chaque femme incarne cette féminité désirée, espérée, ce trésor que chacune semble posséder et avoir le pouvoir d’accorder ou de refuser. Alors qu’en fait, de l’adolescence à l’âge mûr, face à l’éventuel désir des hommes, aucune n’est assurée de l’avoir : soit qu’elle se sente trop pauvrement dotée à cet égard – les autres ont de plus gros seins, une plus belle peau, un savoir-faire qu’elle n’a pas –, soit que le passage du temps menace de l’en déposséder.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 75.

Cécile Carret, 13 mars 2011
donnée

La plupart du temps, celui qu’on cherche habite à côté. Ce fait ne saurait s’expliquer sans plus de façons, il faut d’abord l’accepter comme une donnée expérimentale. Il a des racines si profondes qu’on ne peut pas y mettre obstacle quand bien même on se donnerait pour tâche de le faire. Cela vient de ce qu’on ne sait rien de ce voisin cherché. On ne sait en effet ni qu’on le cherche ni qu’il habite à côté, et dans ce cas on peut être absolument sûr qu’il habite à côté. Rien n’empêche de connaître comme telle cette donnée de l’expérience générale, la connaître n’est pas le moins du monde gênant, même quand on s’impose de s’en souvenir exprès.

Franz Kafka, « La plupart du temps… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 526.

David Farreny, 17 déc. 2011
représentation

Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

Guy Debord, « La séparation achevée », La société du spectacle, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 18 mars 2012
convenu

C’était convenu entre eux, l’hôte accueillerait l’hôte. Ils se rencontrèrent à mi-chemin avec leurs valises.

Éric Chevillard, « vendredi 23 novembre 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 28 fév. 2024
Inquisition

Par sa clarté desséchante, par son refus de l’insolite et de l’incorrection, du touffu et de l’arbitraire, le style du XVIIIe siècle fait songer à une dégringolade dans la perfection, dans la non-vie. Un produit de serre, artificiel, exsangue, qui, répugnant à tout débridement, ne pouvait en aucune façon produire une œuvre d’une originalité totale, avec ce que cela implique d’impur et d’effarant. En revanche, une grande quantité d’ouvrages où s’étale un verbe diaphane, sans prolongements ni énigmes, un verbe anémié, surveillé, censuré par la vogue, par l’Inquisition de la limpidité.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 913.

David Farreny, 1er mars 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer