perte

Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre, Rivages.

David Farreny, 26 mars 2005
désœuvrement

Les champions de l’art actuel ont épuisé leurs dernières cartouches en accusant ceux qui le dénigrent d’être aussi obtus que les spectateurs du siècle passé lorsqu’ils riaient de Manet ou de Cézanne, et s’opposaient à l’érection du Balzac de Rodin. Ils n’ont fait que poursuivre une opération de chantage et d’intimidation qui commence à sentir le renfermé. Quant aux avant-gardistes d’autrefois (de l’époque maintenant antédiluvienne où cette notion avait un sens), s’ils ont été dénoncés comme suspects de ne pas toujours avoir été là où ils devaient être, c’est-à-dire à la pointe du progrès et de la lutte pour l’émancipation, c’est que ceux qui s’occupent des avant-gardes d’aujourd’hui sont d’abord et surtout à la pointe du pouvoir. Progressistes dans le vide, émancipateurs sans risque, avant-gardistes connivents, tous les sourcilleux examinateurs de la « récupération » des mouvements révolutionnaires de jadis sont des récupérés de naissance ou de vocation dont le travail consiste à camoufler sans cesse cette récupération. Les souteneurs de l’art contemporain mènent une nouvelle guerre de l’opium pour faire accepter comme œuvres d’art la pacotille que bricolent depuis près de cinquante ans des hommes et des femmes qui ne s’intitulent artistes que par désœuvrement.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, pp. 75-76.

David Farreny, 19 janv. 2008
vingt-deux

Comprenant soudain que le monde fut créé pour les filles de vingt-deux ans et demi, conçu et organisé pour elles, autour d’elles, que toute entreprise en ce monde ne vise en dernier lieu qu’à satisfaire les filles de vingt-deux ans et demi, vise même à ne satisfaire qu’elles, que le vaste et complexe système de l’Univers n’a d’autre raison d’être que le plaisir et la gloire et le chant des filles de vingt-deux ans et demi, que toutes les forces mises en œuvre depuis le moindre effort tendent à accroître encore le pouvoir déjà excessif des filles de vingt-deux ans et demi, Crab récupère ses fonds, rompt tous ses contrats, se retire de l’affaire et remet sa démission.

Éric Chevillard, Un fantôme, Minuit, pp. 128-129.

David Farreny, 12 mars 2008
précédents

L’histoire, sur laquelle notre début de siècle s’est tellement appuyé pour vivre et penser, ne servira bientôt plus de rien, tant ce qu’on va voir (basé sur la technique et non plus sur l’horreur) aura de moins en moins de précédents.

Paul Morand, « 15 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 731.

David Farreny, 23 sept. 2010
traînées

Aux approches de Paris, on plonge dans l’innommable, des traînées sales, brouillards jaunâtres, hydrogène sulfureux, nuées d’ypérite, flaques de naphte, mares de phosgène, grumeaux de bitume. Par un renversement de l’ordre ptoléméen, nous retombons dans la sphère de Saturne dont nous avions cru, durant le vol, nous être libérés. Pesanteur et goût de plomb. L’œuvre au noir n’a pas fonctionné. Et le minium, couleur d’aurore, n’a pas réussi sa cristallisation.

Jean Clair, Lait noir de l’aube, Gallimard, p. 147.

Guillaume Colnot, 25 sept. 2013
volubilité

Six cents ans plus tard, la famille était assemblée autour de la table du déjeuner. Pour l’occasion, le père avait passé un veston de velours. Nous bûmes le vin de ses vignes. C’était un vin de dimanche, grisant, jeune et bavard, dévot, oisif, issu de malvasia, de trebbiano et de sangiovese. Cette litanie des cépages était le début de la volubilité. Nous parlâmes de contrées que ni eux ni nous n’avions visitées, de l’éducation des enfants, de la ville, de l’automne qui approchait, des vendanges.

Baptiste s’était endormi. Nous l’avions couché dans un grand salon frais, obscur, et sur le berceau se penchaient les tableaux champêtres, les bergers jouant du flûtiau, les nymphes dansant au clair de lune, le front et le crâne de saint Jérôme.

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, p. 117.

David Farreny, 20 juil. 2014
sécurité

Comment se sentir en sécurité alors que le suicide est toujours possible ?

Éric Chevillard, « jeudi 4 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 4 sept. 2014
origine

Toute photographie est prise depuis l’origine du monde — il s’agit en effet de savoir ce qu’il est devenu. On se glissait d’ailleurs sous la jupe des premiers appareils à trépied pour y voir plus clair.

Éric Chevillard, « lundi 31 décembre 2018 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 1er mars 2024
roussis

Il faut me croire. Tout me reste, la paix très particulière d’un dimanche matin de printemps sur la sous-préfecture assoupie, le frais soleil qui éclipse, presque, l’octobre éternel du grès permo-carbonifère, la rue familière qui contourne l’école maternelle où va bientôt s’achever ma scolarité et qui mène au sombre hôtel Renaissance. Celui-ci abrite, outre la bibliothèque, les petites classes du primaire, le conservatoire de musique et l’harmonie municipale, le dispensaire de santé publique, le siège des organisations syndicales et celui de la société savante.

Un guichet, percé dans l’épaisse porte cochère, toujours fermée, ouvre sur une cour pavée de galets de rivière. Une galerie à arcades mène, à droite, à l’entrée dont le linteau est gravé de trois bucranes, les armes de la famille de robins qui a fait bâtir l’édifice au temps du roi François. Il faut gravir deux larges volées de marches, creusées par l’usure, sous l’œil exorbité de mascarons sculptés dans les angles de la cage d’escalier. Le mot « bibliothèque » est peint, en anglaises jaunes, sur un cartouche vissé dans l’étroite porte grise à deux battants. Je ne sais plus si j’ai emboîté le pas à mon père ou s’il m’a poussé devant lui après l’avoir ouverte. Mais je me rappelle avec une netteté parfaite le sentiment terrible, trop grand, trop lourd pour moi, qui m’a submergé au premier regard. On ne pouvait donc grandir comme il convient, agir à bon escient qu’à condition de fréquenter, d’absorber ces volumes roussis, flétris, entassés du sol au plafond ! Une tristesse sans nom, sans fond a supplanté la fête que je me faisais de découvrir ce lieu, les découvertes, révélations, ivresses que j’en attendais. Le même découragement me prendrait, aujourd’hui, à l’autre bout du temps, si la scène me repassait sous les yeux.

J’ai eu, à six ans, l’intuition immédiate, intemporelle, adéquate de ce que tous ces livres étaient morts, n’enfermaient rien qui réponde à mes attentes. Tout le disait, le criait, leurs dos fourbus, effacés, la poussière fine, très noire, déposée sur la tranche supérieure, l’odeur légèrement âcre, d’automne qu’ils exhalaient et qui se mêlait à celle de vieille pierre, de cave, d’hiver, de passé du grès.

Mais je n’avais pas le choix. Entre une réalité muette, rebutante, impénétrable et les poudreux grimoires, c’est aux grimoires qu’il fallait aller parce que, comme je l’avais constaté lors de lectures enfantines, il pouvait arriver, par raccroc et comme à leur insu, qu’ils jettent une clarté dans la pénombre environnante.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 29.

David Farreny, 22 mars 2024

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