fatigue

Cette fatigue est loin de m’être particulière. Et c’est elle qui vous ôte de plus en plus toute envie d’échanger des idées avec quiconque. J’ai presque renoncé à écouter le contenu des paroles et me borne à écouter la manière dont elles sont énoncées.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 71.

David Farreny, 21 mars 2002
ignorance

À mon sens, la plus grande faveur que le ciel nous ait accordée, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l’infini, et nous n’avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas causé trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors, cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix d’un nouvel âge de ténèbres.

Howard Phillips Lovecraft, L’appel de Cthulhu.

Guillaume Colnot, 17 juil. 2002
fait

Comme il reçoit énormément d’imperceptibles, il irradie de l’imperceptible, et sans fin, pour rien, pour personne, fait des variations.

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 881.

David Farreny, 29 juil. 2006
autrefois

Les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu. Il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 235.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
accessoirement

Dites-vous que la douleur s’estompe à la longue, tout passe, même vous, même eux, les corps et le reste, les couples se succèdent indifféremment, sans laisser de traces bien longtemps, un clou chasse l’autre comme on dit, leurs pas s’effacent les uns à la suite des autres, et tout va benoîtement à la disparition sans trop faire de scandale. La plupart du temps, errant comme des âmes en peine, des fantômes qui ne veulent pas vraiment exister, ni pleinement s’actualiser dans le monde immédiat, il faut s’avouer que l’on n’est pas capable d’aimer, que l’on n’est pas vraiment à la hauteur du sentiment ni même du désir amoureux, que l’on ne voit que la face souriante du paradis à l’horizon. L’on s’en approche de très près, jusqu’à en toucher la lisière lumineuse, mais on ne poursuit pas plus avant cette vision de rêve, cette promesse, aventureuse.

Vivant anonymes, parmi des contemporains de bien peu de poids en réalité, menacés, périssables, incertains, l’on occupe sa vie à penser accessoirement à l’essentiel, à ce qui constituerait peut-être une bonne raison d’exister effectivement, et nombre de rencontres importantes, de passages à l’acte, d’engagements à plus ou moins long terme se produisent selon l’humeur ou l’occasion, faute de mieux quelquefois, comme en désespoir de cause.

Hubert Voignier, Le débat solitaire, Cheyne, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 21 fév. 2008
traverses

Des bonnes heures, des joies, nulle trace, en revanche. Elles se sont évanouies avec l’instant qu’elles ont duré. La mémoire est celle des revers et des traverses, des plaies, des larmes, des épreuves où l’on a failli être détruit, se perdre sans retour. Si je dure encore, quel chaudron de sorcière finira par devenir ma cervelle, quelle peine j’aurai à subir le sabbat des démons qui m’escortent et auxquels vont se joindre ceux de demain !

Pierre Bergounioux, « mercredi 10 février 1988 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 669.

Élisabeth Mazeron, 1er janv. 2009
inexistant

Dans mon rêve, cette ascèse du lieu se voyait largement dépassée : aucune image d’aucune chose, aucune impression de compacité ou de relief n’intervenaient pour rassurer le rêveur et lui fournir au moins le sentiment d’une consistance matérielle sur laquelle ses déplacements eussent pu prendre appui et constituer une progression clairement orientée. Quant au silence qui régnait absolument, il n’était pas fait de l’atténuation des rumeurs de la vie et ne se remplissait d’aucun déploiement organique. Il n’avait ni densité ni tension ni profondeur. Aucune qualité sensible ne permettait de le définir. Il n’était pas seulement l’absence des sons mais l’inconcevabilité même de toute production sonore — en sorte que mes appels ou mes cris, à l’adresse de l’inexistant, ne franchissaient pas le seuil de ma bouche et que, le vide des mots confirmant le vide de l’espace, je n’étais plus rien que le corps de mon angoisse.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 30.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010
discordance

À aucune autre époque l’opposition ou la simple objection à l’idéologie dominante n’a été à ce point niée. Jadis le pouvoir idéologique en place combattait ses adversaires, et rudement, bien entendu ; mais il ne les réduisait pas à la non-existence. Parmi nous, tout ce qui ne témoigne pas sa soumission à la pensée régnante est frappé d’invisibilité : vous pouvez marcher dans la rue, vous pouvez mener une vie à peu près normale, vous pouvez même publier des livres, eux et vous êtes totalement transparents — c’est comme si vous n’existiez pas.

Dans les mythes traditionnels et dans leurs adaptations modernes, l’invisibilité est en général envisagée positivement. Elle est un don précieux. On envisage moins qu’elle puisse être une malédiction, ce qui est pourtant bel et bien le cas. J’ai déjà parlé de mon remords à propos d’un jeu idiot auquel je m’étais livré avec un ou deux enfants que je prétendais ne pas voir et ne pas entendre, et chercher partout alors que nous étions dans la même pièce : au bout de deux ou trois minutes, ils étaient en larmes et hurlaient.

Arnaud “C’est-vrai-que” Laporte et ses affidés, qui présentent à midi l’émission “Tout arrive”, exposent les principes de fonctionnement du système d’inclusion et d’exclusion avec une candeur charmante et, je crois, sans précédent. De presque tous leurs invités ils disent, et surtout Laporte lui-même, quotidiennement, qu’ils « les aiment beaucoup », qu’« on les aime beaucoup », que « ça faisait longtemps qu’on voulait les recevoir parce qu’on les aime beaucoup », que « c’est vrai qu’on trouvait que ça faisait vraiment longtemps qu’on les avait pas reçus, parce que c’est vrai qu’on les adore ». Très ouvertement, très officiellement, en s’en targuant, ils invitent et réinvitent indéfiniment ceux qu’« ils aiment beaucoup ». L’idée qu’ils puissent ou même qu’ils doivent inviter ceux qu’« ils n’aiment pas beaucoup » (c’est-à-dire qui ne penseraient pas exactement comme eux) ne les effleure pas une seconde. Ils ne sont pas là pour ça. Ce n’est pas leur métier.

Aucune époque n’a résolu avec autant de simplicité, d’élégance et surtout de bonne conscience le problème éternel de la discordance. Quelle discordance ? Je pense à mes chiens Horla et Hapax qui chacun, lorsqu’il trouvait que l’autre recevait ou risquait de recevoir trop d’attention, s’asseyait sur lui.

Renaud Camus, « mardi 29 avril 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 169-170.

David Farreny, 16 juin 2010
étais

tout ce métal tout ce granit tous ces étais

pour que tienne le pariétal

quand tu ne craindras plus les eaux

tu t’appuieras au fond du crâne

comme à ce mur chaud

qui fait oublier le glaucome du soleil

et regarderas devant

Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine, p. 39.

David Farreny, 28 nov. 2010
confettis

Adorer un seul Dieu, ne servir qu’un seul Prince. Or l’amour de la culture aussi est un monothéisme. À l’école, on appelait cet Universel la culture « générale ». Et l’on apprenait que le passage du polythéisme au monothéisme avait été décisif. La loi du Père contre la pullulation des idoles.

Que dire alors du chemin inverse ? Atomisée, pulvérisée, « éclatée », « explosée », la culture ne cesse de retomber en cotillons et confettis. On dit désormais « culture » pour dire la petite religion du local, le triomphe de la proximité, le goût du particulier, le denier du culte, le chatouillis idiosyncrasique, le jargon de la secte, le verlan des banlieues, l’habitus domestique, la manie du quidam, la dévotion du gri-gri, la prière aux lares, l’islamo-bouddhisme en dix leçons, le port du pantalon effrangé, l’araignée dans le plafond, l’exotisme culinaire, l’apprentissage des patois disparus, le double anneau dans le nez, les sports de l’extrême, l’exhibition de l’unicum anatomique, la fièvre obsidionale, Proust en trois cents mots, le règlement d’entreprise, le grillon du foyer, la lecture pour illettrés, le musée pour aveugles, le vu à la télé, le Campus pour tous et le voyage aux îles…

Au nom de l’Autre, mais non d’autrui, la culture de proximité, non du prochain, avec son tutoiement obligatoire, soumet chacun, non sans hargne, à la singularité linguistique, à la particularité ethnique, à l’entomologie vestimentaire, à la tératologie physiologique, à l’idiotisme psychologique, à la marginalité comportementale, au vocabulaire inouï, aux syntaxes extravagantes, aux décibels d’enfer. À chacun sa culture, donc, collages saugrenus de débris, de vestiges, de fonds de pot ou de tiroir, mœurs de flibustiers pullulant autour d’un naufrage.

Jean Clair, « La culture du ministère », Journal atrabilaire, Gallimard, pp. 72-73.

David Farreny, 21 mars 2011

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