Grands, anciens, constants sont les efforts de chacun pour dissimuler aux yeux des autres et oublier le dissimulé en sa propre mémoire. Et, sauf névrose, ou affaiblissement mental, généralement couronnés d’un succès appréciable, intéressant, rayonnant et moteur.
Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.
Il y a un air, ce matin ; je me suis réveillé seul, seul comme à ma naissance, seul, dans l’absolu, c’est-à-dire n’étant plus aimé, attendu, porté par un autre être.
Paul Morand, « 27 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 742.
Et toi ? ai-je dit. Ça allait également. Il avait l’air sincère. J’ai espéré que moi aussi. J’avais une bonne voix, posée. Je ne me sentais pas inquiet. Si j’avais été sommé de faire le point, à ce moment, j’aurais dit que j’éprouvais seulement un gros besoin d’essence. D’avoir pas mal d’essence devant moi, dans un pays bien équipé en stations. On a raccroché en se disant qu’on se rappelait.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 14.
Il est vain de dire que les hommes doivent être heureux dans le repos : il leur faut de l’action, et, s’il n’y en a pas autour d’eux, ils en créeront ; des millions sont condamnés à une vie plus tranquille que la mienne, et des millions sont dans une silencieuse révolte contre leur sort. Personne ne se doute combien de rébellions en dehors des rébellions politiques fermentent dans la masse d’êtres vivants qui peuple la terre. On suppose les femmes généralement calmes : mais les femmes sentent comme les hommes ; elles ont besoin d’exercer leurs facultés, et, comme à leurs frères, il leur faut un champ pour leurs efforts. De même que les hommes, elles souffrent d’une contrainte trop sévère, d’une immobilité trop absolue. C’est de l’aveuglement à leurs frères plus heureux de déclarer qu’elles doivent se borner à faire des puddings, à tricoter des bas, à jouer du piano et à broder des sacs.
Charlotte Brontë, Jane Eyre ou les mémoires d’une institutrice, FeedBooks.
Aveugle, nocturne, cavernicole, dotée d’un radar qui lui représente très précisément les obstacles, la chauve-souris tout au long de sa vie ne fait qu’éviter, esquiver, se dérober et disparaître – et même son cadavre ne sera jamais retrouvé. Or – vous pensez bien si je me suis renseigné –, elle ne prend ni apprenti ni stagiaire.
Éric Chevillard, « vendredi 7 février 2014 », L’autofictif. 🔗
Cet anarchiste espagnol fusillé en compagnie de prêtres et de fascistes et qui, entendant les prêtres crier « Viva el Cristo Rey » et les franquistes « Viva Franco », était ennuyé de ne trouver à crier sous les balles que « Vive la Sécurité sociale ».
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 106.
Une dernière question : Georges Lukács n’a-t-il jamais, au grand jamais, envisagé que, quand la justice sociale sera enfin établie, quand chacun travaillera dans la dignité sans plus être exploité, sera pourvu selon ses besoins, etc., alors, comme l’écrit une adepte de Schopenhauer, Janine Worms, « tout écran aboli devant la catastrophe de notre condition, les “heureux” se battront pour une place à l’asile » ?
Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 90.
À vrai dire, ma vie était criblée d’amis et de femmes perdus de vue. Certains avaient, sans doute, des choses réelles à me reprocher. D’autres s’étaient éloignés, tout simplement, sans même y penser, comme une planète s’éloigne d’une autre, emportée par d’imperceptibles gravitations. Dans la plupart des cas, ce n’est pas tant le manque de tel ou telle qui me troublait que tous ces vécus dévalués par leurs épilogues. J’aurais souhaité, dans mes relations, plus d’invariants. Certes, l’amitié et l’amour impliquent, je le sais, un échange entre deux êtres. Mais l’idée d’échanger a quelque chose de décevant. C’est une idée qui s’apparente trop à l’économie, pas assez à la foi. J’aurais sincèrement aimé connaître des liens sous un mode désintéressé et unilatéral. Mais la vie en société m’apparaissait rétrospectivement sous un jour atrocement contractuel.
Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 65-66.
Si nous comprenions vraiment notre vie, le suicide aurait un prestige tel qu’il nous serait impossible d’y avoir recours.
Jérôme Vallet, « Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud », Georges de la Fuly. 🔗
De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.