Les Bures arrivés à l’âge adulte n’ont plus que peu de dents bonnes. La gabèdre en est cause. Cette larve active se loge volontiers dans la racine d’une dent, l’insensibilise, la creuse, et d’une dent saine en deux mois fait une morte.
L’homme ne s’inquiète pas, confiant dans l’aspect habituel de sa bouche. Cependant ses dents sont mortes.
Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.
Quand le coffre s’ouvre, il emporte ma main avec lui.
Nathalie Quintane, Remarques, Cheyne, p. 11.
L’ethnographie non plus ne nous aide pas : voyez le peuple le plus mélangé du monde, les Américains ; c’est pourtant celui dont l’identité raciale saute le plus aux yeux ; en cent ans d’histoire, les États-Unis ont produit une race aussi reconnaissable que les peuples les mieux enfermés géographiquement. La morphologie américaine, issue de tant d’hérédités différentes, est si pure, qu’elle résiste à tous les travestis ; leur cinéma a beau nous montrer les soldats de Pilate, les compagnons de Jeanne d’Arc ou les courtisans de Marie-Antoinette, c’est toujours la tête de Truman ou celle du détective de service que vous repérez sous le casque romain, la galette médiévale ou la perruque Louis XVI. D’où le grand effet d’hilarité de leurs reconstitutions historiques.
Roland Barthes, « Visages et figures », Œuvres complètes (1), Seuil, pp. 268-269.
On vient au monde avec une prémonition, non pas, bien sûr, de sa teneur mais de son principe, de ce qu’une chose doit être. On s’attend à ce qu’elle ne se trouve pas au même endroit qu’une autre au même moment et que chaque moment vienne à son heure — le soir le soir, mai en mai — et pas n’importe quand, pêle-mêle. C’est sans doute qu’on n’est pas les premiers. D’autres ont tenté, avant nous, l’aventure et comme, au début, on n’est rien qu’eux, on a le pressentiment ou le ressouvenir de la distinction qui fait qu’une pierre n’est pas un poisson, l’eau, qu’il habite, au bas du paysage, le ciel par-dessus, etc. Mais quand la vie est prise dans des plis, que la terre, en se fronçant, a rapproché les contraires et souvent les confond, il n’y a guère qu’un mot pour contenir l’expérience du paysage : c’est la contrariété.
Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 19.
— Accepteriez-vous de nous montrer un échantillon de vos brouillons ?
— Je suis au regret de devoir refuser. Seules les nullités ambitieuses ou les médiocrités joviales exhibent leurs brouillons. C’est un peu comme si l’on distribuait des échantillons de ses propres glaires.
Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 12.
Je me tiens toujours à l’orée
des tournants définitifs
je suis insoucieux du large
et des étoiles des séismes et des holocaustes
j’affronte mon corps en combat singulier
pour des questions de préséance
je ne touche pas aux longues chevelures
je dis « je » pour faire l’Homme
je suis informe alors comme tout le monde
je m’habille.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 90.
Rien d’autre que l’atmosphère des rues au plus mauvais moment de la nuit, celui qui précède l’approche de l’aube en automne, — cette espèce de suintement sur les plaques de fonte, cette sueur froide des parcs, des murs de briques. Derrière la gare d’Euston, il y a des volutes de vapeur blanche qui se traînent dans la nuit sur les toits bas. Les ouvriers qui sont descendus de l’autobus ont disparu par là ; je suis seul avec le receveur — un très vieil homme qui chantonne, assis non loin de moi. Ce n’était pas l’heure des premiers journaux encore, mais la frontière était passée entre hier et aujourd’hui : hier, j’étais sorti de ma chambre, j’avais longtemps marché, j’avais rencontré quelqu’un, — j’avais failli tomber de fatigue, et il faisait très froid ; c’était peu de temps avant cette frontière ; on la passe en dormant d’habitude ; toutes les maisons s’alignent comme des trains endormis pour traverser la frontière dans un grand silence, moi j’avais trouvé cet autobus, et j’avais dormi finalement, comme tout le monde, — dormi très peu de temps, mais tous les réveils se ressemblent, ils sont tous de l’autre côté de la frontière.
Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 116-117.
Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité.
Nul n’est mal long temps qu’à sa faute.
Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?
Michel de Montaigne, « Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », Essais (I), P.U.F., p. 67.
Cette ville était devenue, pour moi, une expérience spirituelle et la lumière souvent brumeuse qui la baignait me sensibilisait constamment à un ordre de vérité où les choses ne sont ni elles-mêmes ni leur reflet mais se tiennent ailleurs et se diluent en des significations multiples et toujours fuyantes — comme si la lumière était, ici, de nature aquatique et formait l’élément vital de ce qui n’en finit jamais de naître : larves, plancton, sargasses, semences saturniennes. C’était l’indéfini. Et lorsque les brouillards — légendaires — mêlaient, en leur stagnance, la totalité des éléments, la ville et la pensée comme la chair et son souffle ne se dissociaient plus : dans la profondeur de son inertie, le cœur unique de toutes choses fluait au-dedans de lui-même. Et moi, comme un atome que l’amour eût noyé, je consentais sans réserve au bercement du temps.
Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 15-16.
Comme c’est drôle la vie, tout de même ! Des années – quelquefois – se suivent, se succèdent bêtement sans apporter quoi que ce soit de nouveau à votre destinée, si ce n’est que de rogner chaque jour, un peu, les ailes de ce stupide et charmant volatile qu’on appelle l’Espérance et puis, d’un coup, voilà qu’en un instant tout est changé ! Le marécage de votre plate existence se transforme brusquement en tumultueux océan. Des lueurs fulgurent le gris terne de votre firmament et des ailes, croirait-on, vous poussent aux omoplates.
Alphonse Allais, L’Affaire Blaireau, FeedBooks.
— Chut, dit Esti, désignant du menton la porte barrée par une armoire.
Derrière celle-ci habitaient les maîtresses de céans, deux dames d’un certain âge, les locataires : ennemies des sous-locataires et de la littérature.
Tous deux s’assombrirent. Ils regardèrent l’armoire et y virent la réalité, qui toujours les désemparait.
Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 90.
Holberg disait déjà (Lettres, t. V, lettre I) : ce n’est point la volonté mais le corps qui fait de moi un non-conformiste.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 192.
Aucune brise, et le mystère semble plus vaste. J’ai des nausées de pensée abstraite.
Fernando Pessoa, « 140 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.