virtuose

Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n’aurait su dire ce qu’on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 79.

David Farreny, 24 mars 2002
sent

Ce conflit consiste en ceci que la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule. Qu’elle le sache ou non est sans pertinence.

Exemple récent, largement diffusé, c’est le moins qu’on puisse dire : Derrida. Il faudrait chercher en quoi ce mode de pensée correspond tellement à l’époque. Je crois qu’il s’inscrit dans le anything goes du pousse-moderne. Favorise, et pseudo-théorise le ludique généralisé. Ce laxisme sent.

Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 53.

David Farreny, 1er août 2002
demeure

C’était le contraire d’un voyage. Plutôt que moyen de transport, le bateau nous semblait demeure et foyer, à la porte duquel le plateau tournant du monde eût arrêté chaque jour un décor nouveau.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 66.

David Farreny, 29 nov. 2003
force

Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 47.

David Farreny, 22 oct. 2004
cages

Violemment agitées les cages, mais toujours des cages.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1182.

David Farreny, 7 août 2006
chevron

Le monde serait une chambre si nous étions faits pour goûter un durable et plénifiant repos. Or, il n’est point tel. Il existe. Nous aussi, et ceci n’est sans doute pas sans rapport avec cela. Nous sommes avides d’aller, de connaître et les choses sont là pour répondre à cette inclination qu’il y a en nous. Ce doit être, sauf accident, la règle. Or, l’accident, on y était impliqué avant d’avoir pu deviner la règle. C’était le chevron et l’expérience corrélative, originaire, la rebuffade et le dépit.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 9.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
compliquée

Le gouvernement romain devenait tous les jours plus odieux à ses sujets accablés, et moins redoutable à ses ennemis. Les taxes se multipliaient avec les malheurs publics ; l’économie était plus négligée à mesure qu’elle devenait plus nécessaire ; l’injustice des riches faisait retomber sur le peuple tout le poids d’un fardeau inégalement partagé, et détournait à leur profit tout l’avantage des décharges qui auraient pu quelquefois soulager sa misère. L’inquisition sévère qui confisquait leurs biens et exposait souvent leurs personnes aux tortures décidait les sujets de Valentinien à préférer la tyrannie moins compliquée des Barbares, à se réfugier dans les bois et dans les montagnes, ou à embrasser l’état avilissant de la domesticité mercenaire. Ils rejetaient avec horreur le nom de citoyen romain, autrefois l’objet de l’ambition générale.

Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain d’Occident, Seuil, p. 212.

David Farreny, 13 sept. 2008
chose

Apparut sur l’unique étagère une chose amorphe et sombre qui remua aussitôt, glissa, visqueuse, roula sur elle-même et s’écrasa par terre comme un chiffon mouillé. Ils approchèrent ; la chose émit un bruit de chute en retard, un chtkk qui se confondit avec un pas. Flasque, la serpillière (ce n’était pas une serpillière) remua, se déroula toute seule, silencieusement, quelques secondes encore après sa chute, sans précipitation, savait ce qu’elle avait à faire et, lascivement, entièrement, s’étala jusqu’à proposer la surface plane d’un quadrilatère irrégulier de quarante centimètres sur la plus grande longueur par vingt-cinq à peu près, sur la hauteur. La perfection de sa surface et la magie de sa sortie juraient avec son contour comme tracé à main levée mais aussi avec l’asymétrie de sa forme qui rappelait un trapèze, un trapèze déhanché, qui ne rappelait rien. Un coin corné et les faux plis se résorbèrent pour s’aplatir lentement en une surface lisse qui brillait un peu. Pétapernal souleva un pan qui retomba d’un coup, chtkk.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 108.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
résistance

Le malade était resté seul plusieurs heures, sa fièvre était un peu tombée, il avait pu saisir çà et là au vol un demi-sommeil léger, et le reste du temps, comme il était trop faible pour pouvoir bouger, il avait contemplé le plafond et avait dû lutter contre bien des pensées. Sa pensée semblait se réduire à une résistance, tout ce à quoi il se mettait à penser l’ennuyait ou le faisait souffrir et il consumait ses forces à étouffer sa pensée.

C’était déjà sûrement le soir, en tout cas il faisait nuit depuis longtemps — on était en novembre —, quand la porte de la chambre voisine s’ouvrit ; la logeuse se glissa dans la pièce pour allumer l’électricité et le médecin la suivit. Le malade s’étonna d’être si peu malade en vérité, ou si peu atteint par la maladie, car ces gens qui entraient, il les reconnaissait fort bien, aucune des particularités qu’il leur connaissait ne manquait, bien plus, pas même celles qui excitaient ordinairement en lui un sentiment de vide ou de dégoût ne lui semblaient exagérées, tout était comme toujours.

Franz Kafka, « Le malade était resté seul… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 800-801.

David Farreny, 4 janv. 2012
change

Certains hommes se placent au-dessus de leur malheur pour rendre compte de celui des autres. Il arrive que leur roman nous donne l’idée de la vie absolue, aussi bien du voisin que de la nôtre, pendant qu’on les lit. C’est presque ça. Puis on les quitte. On ressort. Et tout recommence. Mais peut-être ont-ils tout dit. Un homme, peut-être, peut tout dire. Ça ne change rien. Voilà notre drame.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 17.

David Farreny, 24 mars 2012
obscurcit

Le rapport entre le mystère et l’ignorance : est-ce leur méconnaissance d’elles-mêmes qui obscurcit les choses ? Doivent-elles ignorer qu’elles sont mystérieuses ?

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 137.

David Farreny, 2 avr. 2013
oublié

Ses feuillets manuscrits sont autant de papiers gras et de torche-culs qui jonchent désormais le petit coin de littérature où il s’est oublié. Qui va se dévouer pour passer derrière avec la pelle et le râteau ?

Éric Chevillard, « lundi 7 janvier 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 7 mars 2016
ennui

Un philosophe d’occasion, un esthète épuisé, un frondeur abattu, une marquise cafardeuse, un aventurier sans cause, un métaphysicien insomniaque, un nihiliste apocalyptique, un réactionnaire à vif, un anarchiste sentimental, un adepte du suicide non pratiquant, les figures que j’évoque ici forment une aristocratie transhistorique de l’ennui – montrant par là l’éternité de la maladie du temps. D’un scepticisme à la fois féroce et poli, ils démystifient les doctrines qui prônent un illusoire art de vivre. Ils rappellent que la vie n’a rien d’un art mais d’une douleur continue interrompue par quelques moments de rémission, que nous ne choisissons pas de naître puis de vivre comme nous vivons ou comme nous souhaiterions vivre, que nous n’avons pas la moindre emprise sur nos passions, que nous ne changeons pas mais que nous aggravons notre cas.

Frédéric Schiffter, « préface », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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