sosie

En amour, tout s’annule au fur et à mesure. Tout est à refaire à chaque instant. Deux amants sont hors du temps. Suspension de l’horaire. La mort ne retrouvera nulle part ces heures qui lui furent signalées. Elle déménagera tout, mais en vain cherchera le temps d’amour, qui est son sosie.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 31.

David Farreny, 24 mars 2002
dormir

Il n’est pas aujourd’hui, dans la commune, un habitant sur dix pour y avoir vu le jour. Cette banlieue n’est plus offerte qu’au sommeil. On s’y presse de très loin pour y dormir la vie.

Renaud Camus, L’élégie de Chamalières, P.O.L., p. 66.

David Farreny, 7 juin 2003
stalle

Elles conservèrent de Léon une image compliquée et noirâtre dans une stalle peu fréquentée de leur mémoire, comme une petite idole exotique au temple à demi écroulé.

Pierre Jourde, Pays perdu, L’Esprit des Péninsules, p. 75.

David Farreny, 16 mai 2004
lourd

Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,

Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée,

Ô train de luxe ! et l’angoissante musique

Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré,

Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd,

Dorment les millionnaires.

Valery Larbaud, « Poésies de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 44.

David Farreny, 1er avr. 2007
transats

Nous nous approchâmes du bastingage, nous intéressant toutefois moins à la façon dont se brisaient les vagues qu’à la manière dont certains passagers investissaient l’espace. Nous fûmes […] consternés à la vue de transats tous occupés, sans exception, par des estivants dont aucun ne semblait présenter le moindre signe d’humanité, et qui, constations-nous, s’étaient rués pour bloquer leurs places avant même le départ du bateau, avant même les premiers signes de fatigue. Nous observerions de surcroît, dans la suite de notre longue traversée, que lesdits transats, ainsi que les sièges dans les zones couvertes, resteraient occupés en permanence par les mêmes personnes, lesquelles s’interdiraient de se lever durant quatre grandes heures par crainte de ne pouvoir se rasseoir — certaines néanmoins s’autoriseraient à le faire en disposant des sacs aux emplacements qu’ils quitteraient, parfois fort longtemps —, de sorte que je finirais, quand nous arriverions en vue de la Corse, par éprouver de la pitié pour ces gens exténués de leur interminable position assise, la tête farcie d’inconsistants articles de magazine, las et pratiquement décérébrés, mais n’ayant, en revanche, pas souffert un instant de leur inconcevable égoïsme ni de l’obscénité de leur comportement, tous résumant à mes yeux une société parfaitement détestable, à laquelle j’éprouverais le dégoût de m’être si longtemps mêlé, et me gâchant le plaisir que j’aurais pris, malgré tout, de m’être avancé sur l’immensité de la mer, en m’imaginant à l’occasion que j’étais seul et vierge de toute atteinte humaine.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 86.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
procès

Toute conscience, Husserl l’a montré, est conscience de quelque chose. Cela signifie qu’il n’est pas de conscience qui ne soit position d’un objet transcendant, ou, si l’on préfère, que la conscience n’a pas de « contenu ». Il faut renoncer à ces « données » neutres qui pourraient, selon le système de références choisi, se constituer en « monde » ou en « psychique ». Une table n’est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l’espace, à côté de la fenêtre, etc. L’existence de la table, en effet, est un centre d’opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d’une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l’infini l’inventaire qu’elle peut dresser d’elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito. La première démarche d’une philosophie doit donc être pour expulser les choses de la conscience et pour rétablir le vrai rapport de celle-ci avec le monde, à savoir que la conscience est conscience positionnelle du monde. Toute conscience est positionnelle en ce qu’elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s’épuise dans cette position même.

Jean-Paul Sartre, « Le cogito “préréflexif” et l’être du “percipere” », L’être et le néant, Gallimard, pp. 17-18.

David Farreny, 11 oct. 2008
remerciait

À l’origine il y eut une découverte ou plutôt une réminiscence — car j’en avais eu deux ans plus tôt le pressentiment : les grands auteurs s’apparentent aux chevaliers errants en ceci que les uns et les autres suscitent des marques passionnées de gratitude. Pour Pardaillan, la preuve n’était plus à faire : les larmes d’orphelines reconnaissantes avaient raviné le dos de sa main. Mais, à croire le Grand Larousse et les notices nécrologiques que je lisais dans les journaux, l’écrivain n’était pas moins favorisé : pour peu qu’il vécût longtemps, il finissait invariablement par recevoir une lettre d’un inconnu qui le remerciait […]. Je m’appliquais à surprendre, au fond de moi-même, cette universelle attente, ma source vive et ma raison d’être ; je me croyais quelquefois sur le point d’y réussir et puis, au bout d’un moment, je laissais tout aller. N’importe : ces fausses illuminations me suffisaient. Rassuré, je regardais au-dehors : peut-être en certains lieux manquais-je déjà. Mais non : c’était trop tôt. Bel objet d’un désir qui s’ignorait encore, j’acceptais joyeusement de garder pour quelque temps l’incognito.

Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, pp. 142-145.

David Farreny, 4 janv. 2009
pensé

L’incident est futile (il est toujours futile) mais il va tirer à lui tout mon langage. Je le transforme aussitôt en événement important, pensé par quelque chose qui ressemble au destin. C’est une chape qui tombe sur moi, entraînant tout. Des circonstances innombrables et ténues tissent ainsi le voile noir de la Maya, la tapisserie des illusions, des sens, des mots. Je me mets à classer ce qui m’arrive. L’incident, maintenant, va faire pli, comme le pois sous les vingt matelas de la princesse ; telle une pensée diurne essaimant dans le rêve, il sera l’entrepreneur du discours amoureux, qui va fructifier grâce au capital de l’Imaginaire.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 83.

Élisabeth Mazeron, 9 déc. 2009
scepticisme

À la périphérie de nos villes, on propose énormément de chaussures bon marché provenant de pays à bas revenus, des produits en matière plastique mal conçus dans lesquels les pieds ne tardent pas à se tordre de douleur. Les démunis ne connaissent que les chaussures qui font mal. Ils sont persuadés qu’une chaussure ne peut que serrer. Ce qui ne les empêche pas d’être toujours en quête de nouveaux modèles dont ils attendent qu’ils se distinguent si possible des chaussures qu’ils portent en ce moment, parce que celles-ci serrent encore plus que toutes celles qu’ils ont achetées auparavant. Ce sont des êtres éreintés et des êtres chargés de fardeaux qui viennent faire les magasins de chaussures ici dans l’espoir d’être délivrés de leurs douleurs. Mais ils ne sont pas exaucés. Au contraire, ils sont bafoués. On leur refile d’autres instruments de torture pires encore. Ils passent donc leurs journées à boiter et abandonnent souvent la marche bien avant leur mort afin de pouvoir se déplacer pour le restant de leurs jours dans le fauteuil roulant électrique que l’assurance dépendance met à leur disposition. C’est émouvant de regarder comment ils passent et repassent en boitant, désespérés, devant les offres, tous avec l’ardent désir d’être soulagés enfin de leurs souffrances. De voir comme ils achètent ensuite quelque chose à un prix pour lequel on obtient tout juste une paire de lacets dans une boutique sérieuse du sud-ouest de la ville. Et comme ils enfilent alors ces chaussures factices et quittent la boutique avec sur le visage l’expression d’un soulagement passager, mais aussi d’un immense scepticisme.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, pp. 167-168.

David Farreny, 11 mars 2010
élastique

riant du guépard si véloce que son train arrière a du mal à le suivre et que son flanc élastique s’étire tant que, lorsqu’il s’arrête enfin, le corps distendu du félin mesure la longueur de sa course, puis son arrière-train l’assomme

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 21.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
Tchouktches

Pourquoi les Tchouktches ne quittent-ils pas leur terrible pays ? En comparaison de leur vie actuelle et de leurs désirs actuels, ils vivraient mieux partout ailleurs. Mais ils ne le peuvent pas ; car tout ce qui est possible arrive ; seul est possible ce qui arrive.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 330.

David Farreny, 28 oct. 2012

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