géographie

Il est reposant de rouler sur le plateau de Saclay, entre les labours et les bois défeuillés, noirs contre le ciel qui s’est éclairé, enfin, d’un bleu pâli, convalescent, où flotte le soleil falot de février.

Il fait un peu de vent. La température n’excède pas un ou deux degrés et mes vieilles cicatrices d’opération, dans la gorge, se remettent à vivre, dessinent, dans l’épaisseur de la chair, une bizarre et douloureuse géographie.

Pierre Bergounioux, « samedi 2 février 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 13.

David Farreny, 20 nov. 2007
mignon

J’étais toqué un peu. J’étais persuadé que tout ce que je voyais se trouvait vraiment et réellement, en tout vrai mais en tout petit, dans ma tête. Si j’étais au bord de la mer, j’étais sûr que cette Méditerranée que je voyais se trouvait aussi dans ma tête, pas l’image de cette Méditerranée mais cette Méditerranée elle-même, minuscule et salée, dans ma tête, en miniature mais vraie et avec tous ses poissons, mais tout petits, avec toutes ses vagues et un petit soleil brûlant, une vraie mer avec tous ses rochers et tous ses bateaux absolument complets dans ma tête, avec charbon et matelots vivants, chaque bateau avec le même capitaine du dehors, le même capitaine mais très nain et qu’on pourrait toucher si on avait des doigts assez fins et petits. J’étais sûr que dans ma tête, cirque du monde, il y avait la terre vraie avec ses forêts, tous les chevaux de la terre mais si petits, tous les rois en chair et en os, tous les morts, tout le ciel avec ses étoiles et même Dieu extrêmement mignon.

Albert Cohen, Le livre de ma mère, Gallimard, p. 39.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
vaurien

De tous mes pensionnaires, le cancrelat est le plus inoffensif et le plus irritant. Le cancrelat est un vaurien. Il n’a aucune tenue dans ce monde ni dans l’autre. Plutôt qu’une créature c’est un brouillon. Depuis le pliocène il n’a rien fait pour s’améliorer. Ne parlons pas de sa couleur de tabac chiqué pour laquelle la nature ne s’était vraiment pas mise en frais. Mais ces évolutions erratiques, sans aucun projet décelable ! ce port de casque subalterne et furtif, cette couardise au moment du trépas !

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 103.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
rien

Quoique je ne fusse pas absolument convaincu, je me pliai à la suggestion de Kontcharski de laisser là la chaise, et nous nous en fûmes, la pensée me venant que notre voyage, pour s’effectuer sur l’eau, ne devait pas moins, à des fins de distraction, se dérouler à pied, d’un pont à un autre, et jusque dans les coins et recoins du navire, dont nous commençâmes à découvrir la cafétéria, donc, avec son bar et ses plateaux, ses tables entièrement occupées par des gens qui ne consommaient rien et qui, par les vitres ensalées, ne regardaient rien, ces gens, par conséquent, leur étalement dans un espace qu’ils se contentaient d’investir sans y rien regarder non plus, pas même leurs semblables, le relâchement de leur posture, leur indifférence à tout ce qui n’était pas le confort, illusoire, dont ils s’acharnaient à jouir jusqu’au bout, devenant pour nous un sujet d’affliction puis d’échange, c’est éprouvant, même, estima Marc, vous ne trouvez pas ? Et ils ont des enfants, enchaîna Kontcharski.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
infanticide

Dîner accablant, près de papa dont l’éloignement me désespère. Comme s’il n’avait vécu que de nous détruire, Gaby et moi, chaque jour, qu’il eût tiré toute son énergie, son être même et sa joie, de l’anéantissement quotidien de nos frêles personnes. C’est sans doute l’autre face de l’Œdipe, l’infanticide qui en constitue l’épisode premier. Et puis un jour, nous avons atteint l’âge, pris la consistance, acquis la connaissance qui nous mettaient hors de ses atteintes et c’est lui qui a basculé dans le néant. Comme s’il n’avait pu coexister avec nous, que la disparition de son père, lorsqu’il était enfant, lui eût interdit de souffrir, près de lui, en tant que père, des enfants. C’est ainsi que je m’explique, désormais, l’ombre terrible qu’il a jetée sur nos commencements, la lutte à mort où il nous a provoqués quand nous ne songions qu’à vivre en paix, affectueusement, avec lui.

Pierre Bergounioux, « dimanche 9 novembre 1986 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, pp. 548-549.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
nécessité

Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité.

Nul n’est mal long temps qu’à sa faute.

Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?

Michel de Montaigne, « Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », Essais (I), P.U.F., p. 67.

David Farreny, 1er oct. 2009
tendance

Entre la mémoire aux aguets et le culte des exceptions, allez vous y retrouver pour être, à tout coup, tendance ! Un jour vigilant, le lendemain politiquement incorrect, passant sans crier gare de l’antifascisme ombrageux au dandysme dédaigneux, le pouvoir spirituel de notre temps semble décidément bien frivole et versatile. il y a pourtant une continuité dans cette inconséquence : celle du Tribunal qu’il incarne et des procès qu’il ne cesse d’intenter en s’abreuvant à ces deux sources intarissables de la persécution : l’amour de l’humanité et le mépris des gens.

Alain Finkielkraut, « Tendance », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 262-263.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
gibets

Les maisons qui nous tournent le dos comme un jeu de dominos

nous montreront leurs jardinets au moment de quitter la ville :

des trampolines pour enfants, des gibets de basket

et une fureur d’algues verdissantes

dans la pataugeoire où un ballon dégonflé

n’est pas sans me rappeler les nymphéas de Monet à Giverny,

mouchetés de soleil. Et puis plus rien.

Le bleu du ciel, sans esprit de suite.

Deux minutes. Et ces pinces à linge sur un fil :

des guillemets enserrant l’après-midi vacante.

Patrick McGuinness, « Marbehan », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 161.

David Farreny, 10 juin 2010
merles

La mort est claire dans le ruisseau

et sauvage dans la lune

et claire

comme le soir venu l’étoile frémit

étrangère devant ma porte

la mort est claire

comme le miel en août

aussi claire est cette mort

et elle m’est fidèle

quand arrive l’hiver

oh Seigneur

envoie-moi une mort

que j’aie froid

et que la langue me vienne dans la mer

et près du feu

Seigneur

La mort dans la nuit attaque le tronc d’arbre

et le sommeil de quelques merles

dans les obscurités.

Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, La Différence, p. 63.

David Farreny, 26 juin 2012
heure

Ô heure merveilleuse, sérénité parfaite, jardin sauvage. Tu tournes le coin de la maison et, dans l’allée, la déesse du bonheur se hâte à ta rencontre.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 432.

David Farreny, 8 nov. 2012
éléments

À quelque distance de la ville, on peut rêver le désert, la solitude la plus absolue. Toutes les maisons disparaissent entre les collines qui les abritent, et l’on n’aperçoit que la mer, les montagnes et le ciel. Là règne le silence des lieux inhabités. Pas une voix humaine ne se fait entendre, pas un chant d’oiseau ne s’élève dans l’air, pas une feuille ne soupire. Tout est calme, repos, sommeil ; et si après avoir contemplé ce tableau oriental, on reporte ses regards sur cette terre si nue, sur ces landes rocailleuses qu’on a à ses pieds, on dirait que la nature a jeté là par grandes masses tous les éléments d’une création splendide, et ne s’est pas donné la peine d’achever son œuvre.

Xavier Marmier, Lettres sur le Nord, Delloye.

David Farreny, 21 avr. 2013
naît

On nous naît, déjà pas mal, maintenant

« accouche de toi-même mais en silence ! »

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 17.

David Farreny, 28 fév. 2016

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