Et moi faut-il que je m’obstine, en tâcheron consciencieux du désastre, à relever encore mot à mot ce néant ? Il n’a d’autre recommandation à la phrase que d’être la vérité.
Renaud Camus, « jeudi 27 août 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 359.
Paresse : rêve sans fin qui rêve indérangée
la vie, parenthèse fluide
Alentour, projets, plans, départs,
Des édifices tombent, montent, remontent,
Paresse rêve
sur son puits qui s’approfondit
Henri Michaux, « Déplacements, dégagements », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1320.
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…
Te souviens-tu de Marienlyst ? (Oh, sur quel rivage,
Et en quelle saison sommes-nous ? je ne sais.)
On y va d’Elseneur, en été, sur des pelouses
Pâles ; il y a le tombeau d’Hamlet et un hôtel
Éclairé à l’électricité, avec tout le confort moderne.
C’était l’été du Nord, lumineux, doux voilé.
Souviens-toi : on voyait la côte suédoise, en face,
Bleue, comme ce profil lointain de l’Italie.
Oh ! aimes-tu ce jour autant que moi je l’aime ?
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise…
Oh ! que n’ai-je passé ma vie à Elseneur !
Le petit port danois est tranquille, près de la gare,
Comme le port définitif des existences.
Vivre danoisement dans la douceur danoise
De cette ville où est un château avec des dômes en bronze
Vert-de-grisés ; vivre dans l’innocence, oui,
De n’importe quelle petite ville, quelque part,
Où tout le monde serait pensif et silencieux,
Et où l’on attendrait paisiblement la mort.
Valery Larbaud, « Poésies de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 62.
Le bouleversement de l’émotion était passé à l’allure d’un train rapide sur ceux qui étaient restés, et qui gisaient recroquevillés entre les bancs polis comme des mutilés entre les rails.
Rainer Maria Rilke, Au fil de la vie, Gallimard, p. 51.
En s’employant par la représentation de la culture à « faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts et dans les grands morts » selon la belle formule d’Alain, l’école niait l’évidence, c’est-à-dire l’identification de l’humanité avec la société visible, vivante et tourbillonnante.
Cette laïcité est hors d’usage. Cette représentation a sombré dans l’anachronisme. Ce qui est désormais tenu pour laïque, c’est la désacralisation de la vie de l’esprit et la détermination par nous tous des contenus de la culture. À l’instar du dictionnaire, l’école se rend donc à l’évidence. Là comme ailleurs, l’humanité et la société ne font plus qu’un.
Alain Finkielkraut, « L’adieu laïque au principe de laïcité », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 20.
Il n’y a pas de défaut dans la cuirasse des heureux du monde postsoixante-huitard. Ils ont le stéréotype sulfureux, le cliché rebelle, la doxa dérangeante et bien meilleure conscience encore que les notables du musée de Bouville décrits par Sartre dans La nausée. Car ils occupent toutes les places : celle, avantageuse, du Maître et celle, prestigieuse, du Maudit. Ils vivent comme un défi héroïque à l’ordre des choses leur adhésion empressée à la norme du jour. Le dogme, c’est eux ; le blasphème aussi. Et pour faire acte de marginalité, ils insultent en hurlant leurs très rares adversaires. Bref, ils conjuguent sans vergogne l’euphorie du pouvoir avec l’ivresse de la subversion. Salauds.
Alain Finkielkraut, « Les conformistes rugissants », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 102.
À une table sortie
sur le trottoir par le beau temps
tardif d’un midi d’octobre
déguster une souris d’agneau
consentant à sa chair moelleuse
tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée
à la table voisine
Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements d’anges
absents qui entre deux bouchées
rident l’air rayonnant
(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses repêchent de l’ombre
derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)
D’avance jubilant de pouvoir demain au retour
à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir
inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante »
Petr Král, « Bonheur », « Théodore Balmoral » n° 61, hiver 2009-2010, p. 126.
Certains hommes se placent au-dessus de leur malheur pour rendre compte de celui des autres. Il arrive que leur roman nous donne l’idée de la vie absolue, aussi bien du voisin que de la nôtre, pendant qu’on les lit. C’est presque ça. Puis on les quitte. On ressort. Et tout recommence. Mais peut-être ont-ils tout dit. Un homme, peut-être, peut tout dire. Ça ne change rien. Voilà notre drame.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 17.
Ou bien la compagne de l’artiste est seule à aimer, à comprendre et à défendre l’œuvre de celui-ci, que le monde ignore ; ou bien, elle est seule à savoir sur quel socle lézardé de mesquineries, de hontes et de frustrations s’élève cette œuvre que le monde admire.
Éric Chevillard, « vendredi 28 juin 2013 », L’autofictif. 🔗
Entre deux inspections de cet empire, il revenait volontiers profiter du confort de son trône : un panier installé au bout de ce vestibule carrelé qu’il n’abordait pourtant jamais sans une espèce de méfiance, marquant au seuil un temps d’arrêt, comme s’il n’avait pas tout de suite reconnu le cœur même de son domaine, et s’assurait qu’aucune mauvaise surprise ne l’y attendait.
C’était que malgré son habitude de la conformation du carrelage, et à cause d’elle sans doute, il restait à chaque fois décontenancé par l’instabilité paradoxale qu’elle offrait à ses yeux comme aux miens.
L’assemblage régulier de losanges de trois teintes différentes composait en effet une sorte de kaléidoscope fixe d’où, vues en perspective et en relief, sortaient presque simultanément ou s’engendrant les unes les autres, les faces antérieures de trois cubes distincts, bien propres à susciter la prudence d’un chat.
[…]
Ainsi ai-je mieux compris la perplexité des chats au seuil du vestibule : il leur fallait d’abord prendre la mesure de l’illusion que le carrelage systématique leur présentait, eux qui s’accommodent si souplement d’une succession de vrais creux et de vraies bosses.
Pour moi, je m’arrêtais souvent devant ces cubes durant de longues minutes, hypnotisé par cette transformation d’une forme fondamentale abstraite, presque absente, en volumes théoriques surgis de leur immobilité.
Car sous l’alternance des cubes, j’observais le jeu d’une loi qui veut que tout ce qui apparaît simultanément disparaisse pour réapparaître aussitôt ou, pour mieux dire, tire son apparition de sa disparition concomitante.
Le chat pendant ce temps ronronnait.
Jacques Réda, « Autres écarts expérimentaux », « Théodore Balmoral » n° 71, printemps-été 2013, pp. 66-67.
Pour les nouvelles (cf. note du 3 avril), camper en quelques personnages ce trait de l’idéologie de gauche, ce trait des idéologies tranquilles, dominantes, c’est-à-dire qui ne se posent jamais que comme réponse, qui n’ont aucune question en elles : la complicité abusive. « On va pouvoir redescendre dans la rue pour manifester ! » me dit quelqu’un qui ne s’est même pas préoccupé de savoir si j’étais d’accord. Je suis d’accord. C’est évident. Puisque je suis là, habillé normalement, l’air sain, riant, etc. Le « on » avant toute question sur moi. Engloutissons-nous ensemble plutôt que de risquer de découvrir que nous aurions un désaccord. Décrire ça comme une sorte de viol qui fait rage absolument partout et tout le temps.
Philippe Muray, « 12 avril 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 47.