donc

On a toujours remarqué que ce qu’il y avait de plus merveilleux dans l’homme était l’enthousiasme, mais que, hélas, on s’y cassait promptement les os, ou bien l’on cassait les os des autres.

Les Goulares ont essayé de dissocier les deux. L’enthousiasme et son objet. Donc, pas d’objet.

Ils s’excitent à s’exciter.

On en voit, solitaires sur un roc, ou en troupes sur les places, dans la transe. Envahis par des fièvres de loup.

Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.

David Farreny, 13 avr. 2002
après

Je ne peux pas raconter cela… cette histoire… parce que je raconte après coup. La flèche, par exemple. Cette flèche… Cette flèche, là, pendant le dîner, n’était pas du tout plus importante que la partie d’échecs de Léon, le journal ou le thé : tout se trouvait à un même niveau, tout concourait à ce même moment, dans une sorte de concert, de bourdonnement d’essaim. Mais aujourd’hui, après coup, je sais que le plus important était cette flèche, donc dans mon récit je la mets au premier plan et, d’une masse de faits indifférenciés, je dégage la configuration du futur.

Comment ne pas raconter après coup ? Ainsi il faudrait penser que rien ne sera jamais exprimé pour de bon, restitué dans son devenir anonyme, que personne ne pourra jamais rendre le bredouillement de l’instant qui naît ; on se demande pourquoi, sortis du chaos, nous ne pourrons jamais être en contact avec lui : à peine avons-nous regardé que l’ordre naît sous notre regard… et la forme.

Peu importe. Passons.

Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 41.

Cécile Carret, 11 déc. 2007
ville

Il ne m’est pas désagréable, non, de me retrouver au même point qu’hier ; cela veut aussi bien dire qu’hier contenait l’annonce d’aujourd’hui, et aujourd’hui celle de demain, et de tous les jours de ma vie. Et la nuit que j’ai passée dehors, c’est une ornière beaucoup trop creuse pour ne pas exister depuis longtemps ; voilà pourquoi je dis que je l’ai rêvée : je n’avais qu’à suivre l’ornière, comme on se laisse dormir. Je ne m’attends pas à mourir bientôt, mais je pense que je ne sortirai pas de cette ville ; elle est devenue mon jour et ma nuit ; je ne la connaîtrai peut-être jamais mieux que maintenant, où je suis immobile dans ma chambre, et pourtant j’écoute et je regarde comme si quelque chose de plus que ce que je connais pouvait m’apparaître d’un instant à l’autre.

Henri Thomas, La nuit de Londres, Gallimard, pp. 126-127.

David Farreny, 7 août 2009
zigomars

Ces zigomars – les auteurs – font en définitive ce qu’ils veulent avec nous ; soit qu’ils nous vantent les conséquences bienfaisantes d’une consommation régulière de Sanella ; soit qu’ils nous rendent incapables de bégayer autre chose que leurs formules, constructions, locutions. […] je suis allé dans les marais de l’Ems – mon Dieu, quel pays ! : impossible de communiquer avec les habitants autrement que par signes ; on n’y a jamais les pieds au sec ; et la pluie, qui pleut toute la sainte journée – et cela uniquement parce qu’un auteur y avait situé des scènes d’amour ; des scènes d’amour ! : l’air s’y répandait soi-disant saturé de chaleurs, comme du verre en fusion ; et les filles y prenaient spontanément des poses qu’on ne rencontre d’ordinaire que dans les Mille et une nuits – – : Je ne veux plus lire ! !

Arno Schmidt, « Que dois-je faire ? », Histoires, Tristram, p. 77.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
exquis

La résistance du bois n’est pas la même selon l’endroit où l’on enfonce le clou : le bois n’est pas isotrope. Moi non plus ; j’ai mes «  points exquis  ». La carte de ces points, moi seul la connais, et c’est d’après elle que je me guide, évitant, recherchant ceci ou cela, selon des conduites extérieurement énigmatiques ; j’aimerais qu’on distribuât préventivement cette carte d’acupuncture morale à mes nouvelles connaissances (qui, au reste, pourraient l’utiliser aussi pour me faire souffrir davantage).

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 111.

Élisabeth Mazeron, 10 déc. 2009
inéluctables

On ne sait pas qui l’on est mais on sent bien que la place n’est pas libre, le choix indifférent. Il y a quelque chose avec quoi il faut compter, des antécédents ignorés, inéluctables, une profondeur vertigineuse au creux des instants. Des âmes s’entremêlent à la nôtre, sont elles quand nous n’avons pas encore fait réflexion que nous sommes.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 7 mai 2010
rit

Son rire eût arraché comme une trombe les perruques poudrées des philosophes qui cherchent Dieu ou le big-bang dans un nuage de talc – volent aussi les feuillets de Descartes, noircis à la fumée des chandelles, ses méditations cachetées à la cire, Dino Egger rit. Son rire profite de la résonance des gouffres où il se forme pour retentir partout sous la voûte du ciel, jusque dans les provinces administrées par le bon sens populaire.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 46.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
tenant

Les sentiments et impressions les plus contradictoires se superposent et se mélangent en nous de façon littéralement indescriptible à n’importe quel moment donné, de sorte que sont bien rares les états d’enthousiasmes parfaits, de mélancolie rigoureuse, de fureur sans scrupule et même d’amour sans restriction. Les humeurs d’un seul tenant sont une invention des romans, nées de notre incapacité à observer, de notre paresse à décrire, du désir du lecteur, aussi, de rencontrer des situations claires, des idées simples, des opinions tranchées, des phrases qui disent ce qu’elles veulent dire, afin qu’on en finisse et que l’on puisse se faire, des auteurs, des livres et de chacun de leurs chapitres, une image précise, utile à la mémoire comme à la conversation. […] Il faudrait inventer une littérature qui se libère de cette contrainte-là, qui sache pétrir la simultanéité, la contradiction, la vérité de la vérité. Mais ce soir je ne puis.

Renaud Camus, « dimanche 15 mai 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 171-172.

David Farreny, 21 août 2011
oh

Oh, dans ma jeunesse, pendant mes années de faculté à Vienne, [l’orgue de Barbarie] ronronnait exactement de la même manière, allumant dans ma jeune âme des rêveries de petites bonnes et d’abominables désirs de mourir.

Dezsö Kosztolányi, Portraits, La Baconnière, p. 137.

Cécile Carret, 22 juin 2013
voyez

Mais que révèle la photographie d’un visage ? Nous y voyons une certaine organisation des traits, partant d’un patron commun, des variations personnelles – audacieuses parfois – autour d’un principe élémentaire duquel il s’agit cependant de ne point trop dévier ou bien le cliché figurera dans un de ces recueils pour amateurs que l’on consulte dans les bibliothèques des cabinets de curiosités. Mais notre secret reste bien gardé.

Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il alors, ainsi exposé ? Vous le voyez bien : il se cache.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014

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