ordinaire

Une chaussure ordinaire peut avoir la profondeur d’un chapeau.

Nathalie Quintane, Chaussure, P.O.L., p. 14.

David Farreny, 22 mars 2002
mort-nés

Or, c’était, ce quart de seconde, un de ces quarts de seconde qui comptent dans une vie, qui se comptent, ou se décomptent, tant il est vrai que les autres passent, mort-nés, pas même distincts de leurs confrères, à peine successifs, dans cette sensation de globalité qui emporte les jours ordinaires — presque tous, en fait.

Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 70.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2002
Humanité

Je suis né en un temps où la majorité des jeunes gens avait perdu la foi en Dieu, pour la même raison que leurs ancêtres la possédaient — sans savoir pourquoi. Et comme l’esprit humain tend tout naturellement à critiquer, parce qu’il sent au lieu de penser, la majorité de ces jeunes gens choisit alors l’Humanité comme succédané de Dieu. J’appartiens néanmoins à cette espèce d’hommes qui restent toujours en marge du milieu auquel ils appartiennent, et qui ne voient pas seulement la multitude dont ils font partie, mais également les grands espaces qui existent à côté. C’est pourquoi je n’abandonnai pas Dieu aussi totalement qu’ils le firent, mais n’admis jamais non plus l’idée d’Humanité. Je considérai que Dieu, tout en étant improbable, pouvait exister ; qu’il pouvait donc se faire qu’on doive l’adorer ; quant à l’Humanité, simple concept biologique ne signifiant rien d’autre que l’espèce animale humaine, elle n’était pas plus digne d’adoration que n’importe quelle autre espèce animale. Ce culte de l’Humanité, avec ses rites de Liberté et d’Égalité, m’a toujours paru une reviviscence des cultes antiques, où les animaux étaient tenus pour des dieux, et où les dieux avaient des têtes d’animaux.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 38.

Guillaume Colnot, 16 mai 2002
sanglier

Sur le pourtour de la salle, derrière un parapet, les box des entreprises de manutention étaient encore surmontés, pour certains, du nom de ces dernières. Autrement, toute la surface disponible, au moins jusqu’à hauteur d’homme, était recouverte de graffs ou de tags appliqués soit par de véritables squatters, s’il s’en était trouvé pour habiter durablement cette carcasse, soit par des usagers occasionnels, festifs à des degrés divers. À l’instar des chiottes pulvérisées du rez-de-chaussée, c’étaient surtout les bureaux, à l’étage, qui avaient eu à souffrir du vandalisme, dans la mesure où la salle elle-même, vide, toute de béton brut et de dalles inamovibles, n’offrait guère de prise à des déprédations. Disposés sur trois côtés de la salle, ces bureaux avaient été non seulement pillés, ce qui est la moindre des choses, mais saccagés avec une telle frénésie que leurs portes de communication, au lieu d’être simplement enfoncées et poussées de côté, étaient pour la plupart percées dans leur partie inférieure d’ouvertures irrégulières, aux bords déchiquetés, telles qu’auraient pu en causer un projectile antichar ou peut-être un sanglier de dimensions prodigieuses.

Jean Rolin, Terminal frigo, P.O.L., pp. 88-89.

David Farreny, 5 mars 2006
personne

La catégorie de personne a le pouvoir de souder dans un temps commun le nouveau-né au vieillard. Et, même si l’on a tout oublié, si l’on a été l’objet d’une transformation radicale de la conscience, la catégorie de personne nous contraint à être les mêmes jusqu’à notre mort.

Jusqu’à l’essor des biotechnologies, les règles de subjectivation renvoyaient aux conditions langagières et médicales standardisées, extérieures au droit, que celui-ci devait, en quelque sorte, constater. Être né viable, ne pas être mort, avoir un corps étaient, dans une très large mesure, des évidences sensibles, faisant l’objet de conventions langagières certes variables, mais non juridiques. Les technologies de la vie ont poussé le droit à briser les conventions sur lesquelles s’appuyaient les règles de subjectivation. L’essor de la greffe a été à l’origine de la création d’une nouvelle forme de mort, la mort cérébrale, construction juridique qui permet de déclarer morts des êtres humains qui sont encore vivants. Et puis, lorsque les biotechnologies ont octroyé au matériau humain une valeur médicale croissante à chaque stade du développement de l’être humain, il a fallu étendre l’artificialisation de la vie par le droit. L’hypothèse de la greffe totale fait vaciller tout support corporel à l’identité personnelle, et le droit intervient non plus seulement pour organiser les pratiques médicales, mais aussi pour créer des conventions langagières communes nous permettant de nous entendre dans un monde si extravagant. Ainsi, le droit a dû établir à quelles conditions la catégorie de personne pouvait unifier l’existence biologique d’un individu empirique ; alors, son corps, comme on l’a vu, pouvait être soumis à un rapiècement et à une circulation maximale.

Marcela Iacub, Penser les droits de la naissance, P.U.F., p. 113.

David Farreny, 3 août 2006
obstacle

Dans l’allée, dans le sable ensoleillé, au pied d’un if, le plus sombre, une colonne de fourmis noires. Avec un petit seau d’eau, un seau à sable de plage, et de l’eau prise dans la cour, à la fontaine, l’obstacle d’une flaque jetée par les jumeaux interrompait les lignes militaires de transport des fourmis. La flaque d’eau, un véritable lac pour les insectes, troublait l’affairement des fourmis transporteuses de graines, les fourmis des régiments d’un « génie fourmilier », pontonnières en brindilles. Il y avait un mouvement perpétuel de circulation fourmilière dans les deux sens. Croisements, mots de passe, reconnaissance d’antennes ; concentrations, coagulations noires autour d’une énorme guêpe morte, comme des Lilliputiens autour du géant entravé, Gulliver.

Jacques Roubaud, Parc sauvage, Seuil, p. 59.

Cécile Carret, 22 janv. 2008
restelet

Si je ne tiens pas compte de mes heures de sommeil, je suis la proie de deux types de temps : celui bête et brutal qui souffle en tempête de 8 h 30 à 16 h 30 et l’autre — le pauvre restelet — sur lequel je mise absurdement, qui est informe, déliquescent, désespérant, nul.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 10.

David Farreny, 5 juil. 2009
butée

Mandex saisit l’échantillon (était-ce un échantillon ?), le balança dans le coffre, claqua la porte, se ravisa, la rouvrit doucement dans l’espoir de prendre le bidule sur le fait, en défaut. Un rai de lumière s’insinua, tombant sur des petites collines mouvementées qui, peu à peu, ondulèrent puis s’étendirent mollement sur leur aire maximale comme un gaz plat, et s’affala sur le sol, rendit, en retard, son fameux chtkk, ou chploc, un son sec de chose pressée de se taire, sans o dans le floc, un son de consonnes, chplk ou simplement k, une façon butée de signifier qu’elle n’avait aucun rapport avec les choses qu’elle cognait, ou un refus de transmettre. Mais peut-être évoluait-elle dans l’ultrason, ou l’infra.

— Faudrait un chien, alloua Pétapernal.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 110.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
meublaient

Ils avaient toujours adoré organiser des réunions, avec ou sans Cayel. Il y avait un début, on s’y mettait, les participants arrivaient au compte-gouttes, meublaient. On parlait d’autre chose en attendant les retardataires. Les rôles s’inversant de la connaissance spécifique qu’on avait de l’angle d’une affaire, chacun pouvait prendre la parole. Certains brillaient d’une éloquence inattendue, leur sujet les motivant. D’autres s’écoutaient parler, une fesse au bord du bureau, allant même jusqu’à marcher de long en large. Il y avait parfois débat. Quelqu’un cochait un bloc à mesure que les obstacles d’un problème se levaient. Le bureau s’animait de l’impression de maîtriser des problèmes. Des discussions pouvaient traîner jusqu’au déjeuner, pris ensemble. Car la faim venait en même temps, preuve d’une collaboration sinon d’une concordance. Quelqu’un disait : « Bon, allons déjeuner » ou mieux « Et si on allait déjeuner » ou mieux encore « Et si on allait en parler à table », des phrases qu’ils attendaient, qui faisaient plaisir, et la sensation d’avoir avancé, de connaître un appétit sain, de se nourrir pour une bonne cause. Pour ces réunions où jamais ils ne furent plus de quatre, ils détachaient les chaises des bureaux, les disposaient devant un tableau de papier et là, se suivant, alternant, ils prenaient la parole, le gros feutre, exposaient, concrétisaient noir sur blanc les grandes lignes de ce que serait le travail des prochains jours, des plans avec des configurations inintelligibles pour qui arriverait maintenant, des flèches aussi, ils aimaient bien, et des schémas, des sigles, des chiffres qu’ils totalisaient. Veste ôtée, en bras de chemise, l’été.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 167.

Cécile Carret, 10 déc. 2009
résonne

Le fait qu’il est dans lui-même pour lui-même, l’animal l’expose, et cette exposition est la voix. Mais seul l’être sentant peut exposer le fait qu’il est sentant. L’oiseau dans les airs et d’autres animaux émettent des sons vocaux sous l’effet de la douleur, du besoin, de la faim, de la satiété, du plaisir, de l’allégresse, de l’ardeur du rut : le cheval hennit lorsqu’il va à la bataille ; les insectes bourdonnent ; les chats, quand cela va bien pour eux, ronronnent. Mais le geste théorétique de l’oiseau qui chante est un mode plus élevé de la voix ; et que la chose aille si loin chez l’oiseau constitue déjà une particularité relativement au fait que les animaux en général ont une voix. Car, tandis que les poissons, dans l’eau, sont muets, les oiseaux planent librement dans les airs comme dans leur élément ; détachés de la pesanteur objective de la terre, ils remplissent l’air d’eux-mêmes et extériorisent leur sentiment d’eux-mêmes dans l’élément particulier. Les métaux ont un son, mais pas encore de voix ; la voix est le mécanisme devenu spirituel qui s’exprime ainsi lui-même. L’être inorganique ne montre sa déterminité spécifique que s’il est sollicité, que s’il est battu ; tandis que l’être animal résonne de lui-même.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 640.

David Farreny, 23 mai 2011
courriers

On les a placés devant cette alternative : devenir des rois ou les courriers des rois. À la manière des enfants, ils voulurent tous être courriers. C’est pourquoi il n’y a que des courriers, ils courent le monde et comme il n’y a pas de rois, se crient les uns aux autres des nouvelles devenues absurdes. Ils mettraient volontiers fin à leur misérable existence, mais ils ne l’osent pas, à cause du serment de fidélité.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 454.

David Farreny, 8 nov. 2012
direction

L’acteur et la femme suivirent le père des yeux, puis se donnèrent la main pour se dire au revoir et sursautèrent en même temps du fait d’une légère décharge électrique.

La femme dit : « En hiver, tout se charge d’électricité. »

Ils voulurent se séparer mais remarquèrent alors que leur direction était la même, aussi allèrent-ils, côte à côte, sans parler. Devant le parking où ils rattrapèrent le père, ils se séparèrent encore une fois avec un hochement de tête mais continuèrent cependant ensemble parce que leurs voitures se trouvaient presque l’une à côté de l’autre.

En roulant, la femme vit l’homme la dépasser ; il regardait droit devant lui ; elle obliqua.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 86.

Cécile Carret, 30 juin 2013
après-demain

Je ne sais pas ce que me réserve demain ; mais pour après-demain, il n’y a vraiment aucun suspense.

Éric Chevillard, « lundi 23 mai 2022 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 17 mars 2024

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