labeur

Mercredi matin, nous avons fait les courses au Champion de Fleurance. Et c’était un moment délicieux. Je songeais une fois de plus à cette phrase qui me reste de Paris Texas, de Wim Wenders : « Nous étions si heureux que même de faire les courses au drugstore était un plaisir. » Sans doute étais-je seul à être si heureux ; et c’était un bonheur bien tremblant, bien mal assuré sur ses bases, et même tout à fait dépourvu de fondement, ainsi que la suite allait s’empresser de le prouver. Mais se disputer en riant pour savoir si l’on prenait tel ou tel type de biscuit, c’était exactement la vraie vie, à laquelle je me trouvais rendu après des années de malentendu, et que je trouvais seule normale, naturelle, consubstantielle à mon être, le revers exact de cette solitude et de cette tristesse à crever qui m’avaient vu si souvent pousser mon ridicule chariot le long des mêmes allées de supermarché, loin de toute raison d’exister et tout occupé au seul fastidieux labeur de durer. C’est à cela que me voici brutalement restitué. Je n’en éprouve que de l’horreur.

Renaud Camus, « dimanche 14 février 1999 », Retour à Canossa. Journal 1999, Fayard, pp. 129-130.

David Farreny, 14 mars 2004
temps

J’oscillais dans l’immense main. Il a dû s’écouler du temps puisque j’oscillais, mais c’était un temps différent, interstitiel, sans image, sans terme ultérieur pour lui donner la pente, même légère, la vibration, le volettement insaisissables à quoi l’on reconnaît le temps.

Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 121.

Élisabeth Mazeron, 15 sept. 2004
raffinement

Pas d’érotisme dans le troupeau, la meute ou l’agencement grégaire. En revanche, toute micro-société intellectuellement constituée le permet. Et la formule inaugurée par le contrat hédoniste constitue ce territoire policé de deux êtres — au moins — soucieux de construire leur sexualité selon l’ordre de leurs caprices raisonnés, grâce au langage habilité à préciser les modalités de ce à quoi on s’engage. Le contrat exige la parole donnée, il nécessite donc un degré de civilisation élaboré, un raffinement certain, sinon un certain raffinement.

Certes cette configuration éthique et esthétique idéale suppose des contractants sur mesure. À savoir : clairs sur leur désir, ni changeants ni ondoyants, pas hésitants, nullement travaillés par la contradiction, ayant résolu leurs problèmes et ne trimbalant pas leur incohérence, leur inconséquence et leur irrationalité en bandoulière. Ce qui caractérise ce genre de personnages ? La trahison permanente de la parole donnée, le changement d’avis et la mémoire sélective, intéressée, le goût pour la tergiversation verbale et verbeuse pour légitimer et justifier leurs volte-face, un talent consommé pour ne pas faire ce qu’ils disent et pour agir à rebours de ce qu’ils annoncent. Avec ce genre de citoyens, aucun contrat n’est possible. Une fois détecté, passer son chemin…

Michel Onfray, La puissance d’exister, Grasset, p. 138.

Élisabeth Mazeron, 15 janv. 2007
branle

Il est toujours très difficile de se couper de tout. Ne fût-ce qu’un lundi matin, quand toutes et tous, après un café trop fort avalé debout, ayant passé sous le joug une tête bouffie, se sont rués sur manettes et boutons pour que reprenne sans faute le branle absurde.

Le monde non utilitaire en reste comme hébété. Secoué de vrombissements sourds, il fait de la présence ; il dérangerait presque, sa mauvaise conscience est certaine. J’ai pour ma part « en charge » quelques toits de bâtiments publics, un énorme tilleul, et une petite portion de la rive droite du canal du Berry.

Bien sûr ce n’est pas une profession, ni même une activité. Mais je les assure d’une bienveillance, d’une humaine connivence. Deux hectomètres plus loin, quelqu’un d’autre prend le relais. Sans doute une vieille sur une chaise dépaillée, ou bien quelque grand fils trentenaire qu’on dit déficient intellectuel léger.

Jean-Pierre Georges, « En charge », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 20.

David Farreny, 31 mars 2008
colorier

Impossible que j’écrive sans me couper de l’extérieur pendant de longues périodes ; les promenades, les visites me troublent plusieurs jours, où mon texte flotte, répugnant, superflu, méconnaissable. Écrire est très malsain ; le recel et le contrôle de parole que cela exige sont un enfer quand on aime un peu vivre. Je ne veux pas penser que si un art doit torturer, isoler ceux qui le pratiquent, c’est qu’il est vieux, trop vieux, trop implacablement policé par un réseau trop serré d’exigences. Ou croire que les modestes réussites d’aujourd’hui sont arrachées au prix de plus de sacrifices et de tourments que les chefs-d’œuvre d’hier. Mais, qu’on s’impose de faire sérieusement un ouvrage, aucun art où le résultat soit toujours aussi imparfait, aussi discutable, et souvent ignoré ou haï : c’est comme si on se vidait de tout son sang pour colorier un chiffon sans valeur. La littérature est sans doute bien malade, si elle ne survit que dans de plates parodies rédigées comme on téléphone, ou quelques livres qui détruisent à demi ceux qui les font. Du moins, ce métier archaïque, je l’aime et je n’en veux pas d’autre.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 55.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
conduite

— On frappe. Il n’ouvre pas. On bousille sa porte. On entre. On fouille partout. On s’explique pas.

— On dit rien. Rien.

— Ou bien on frappe, il ouvre, on lui demande une fois où est le fric, il le donne, on repart.

— Il le donne pas. On le massacre. Il le donne. On repart.

Pétapernal fit une moue. Mandex la modéra, dit en tout cas, on s’explique pas.

Ils n’avaient pas envie de se répéter ni de développer les faits que Papantoniou connaissait parfaitement. Pas les prendre pour des idiots. Ils avaient, de concert, défini une ligne de conduite qui se résumait à être bien dans toutes les situations. Faut qu’on soit bien. Quand ils se répétaient être bien, la tranche de leur main fendait l’air pour partager des plans de symétrie, bloquer des faits en volumes. Ne se chevauchaient que les projets. La peau, également, de leur front, se tendait. L’absence de rides épousait le rivage d’un bien souhaité. Le visage lisse, déserté de soucis, Mandex enfonça le bouton de sonnette d’un index net. Bien, oui, voilà. On fait ça, on appuie sur le bouton de sonnette, on n’est pas autre part. on n’hésite pas. on ne s’en parle pas. on ne se dit pas je fais ci, je fais ça, on le fait. Oui.

Alain Sevestre, Les tristes, Gallimard, p. 54.

Cécile Carret, 9 déc. 2009
holophrase

Je-t-aime n’est pas une phrase : il ne transmet pas un sens, mais s’accroche à une situation limite : « celle où le sujet est suspendu dans un rapport spéculaire à l’autre ». C’est une holophrase.

(Quoique dit des milliards de fois, je-t-aime est hors-dictionnaire ; c’est une figure dont la définition ne peut excéder l’intitulé.)

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 176-177.

Élisabeth Mazeron, 20 déc. 2009
créance

C’est justement lorsque s’efface la différence entre être et être à disposition que tout dans la vie des hommes — la santé, le bonheur, la fécondation, le savoir, le diplôme — se présente comme un droit de l’homme. Et c’est quand le dispositif de l’universelle ustensilité recouvre le monde que la responsabilité pour celui-ci cède le pas chez les citoyens eux-mêmes, chez les citoyens d’abord, à l’expression courroucée d’une inépuisable créance.

Alain Finkielkraut, « Créanciers du monde », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 278.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
nom

150. Choses magnifiques

[…]

Le paravent dont les peintures représentent les paysages de la « Description originale de la terre ». Il a un nom auquel j’aime à penser.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 293.

David Farreny, 4 juin 2011
ressuscite

Schubert. Quintette pour deux violoncelles. « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été. »

Est-ce la première fois qu’on enfonce mot pour mot cette porte ouverte ? Je l’ignore et comme je n’aime pas usurper, je m’offre prudemment des guillemets.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 39.

David Farreny, 8 oct. 2014
plus

La société est souvent injuste, mais pas comme les vaniteux l’imaginent.

Il y a toujours plus de maîtres qui ne méritent pas leur place que de serviteurs qui ne méritent pas la leur.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 256.

David Farreny, 26 mai 2015
déclic

Si je ne parviens pas en ce moment, dans ce temps mort particulier, à mettre sur pied ce livre, c’est que le déclic spécial de fureur, d’angoisse et d’envie de faire mal n’a pas encore joué. Je l’attends. À chaque fois c’est comme s’il ne pouvait pas venir, comme s’il n’allait jamais de toute façon venir. Je le prépare, je ne peux rien faire d’autre.

Philippe Muray, « 6 avril 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 442.

David Farreny, 23 août 2015

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