sale

Et tout le temps que durerait son long retour, quatorze stations et deux changements, le métro lui paraîtrait plus sale, plus déprimant que jamais, quel que fût le zèle des services de nettoiement. On sait bien qu’au départ, point d’histoire, le carrelage immaculé du réseau, calqué sur celui des cliniques, avait pour but d’affaiblir sinon d’annuler les idées inquiétantes injectées par la profondeur — obscurité, moiteur, miasmes, humidité, maladies, épidémies, effondrements, rats — en déguisant ce terrier en impeccable salle de bains. Sauf qu’on aboutissait à l’effet inverse. Car il existe une malédiction des salles de bains. Une salle de bain un peu sale a toujours l’air plus sale que n’importe quelle non-salle de bains beaucoup plus sale. C’est qu’il suffit d’un rien sur une étendue blanche, banquise ou drap, d’un minuscule détail suspect pour que tout vire, comme il suffit d’une mouche pour que tout le sucrier soit en deuil. Rien n’est triste comme un cerne entre deux carreaux blancs, comme du noir sous les ongles, du tartre sur les dents. Rentré chez lui, Max n’aurait même plus à cœur d’aller prendre une douche.

Jean Echenoz, Au piano, Minuit, p. 76.

Guillaume Colnot, 16 juil. 2003
concept

Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. […] Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse — et de l’analyse logique. D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginé dans ses moments les plus comiques. Enfin le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. Information et créativité, concept et entreprise : une abondante bibliographie déjà… Le marketing a retenu l’idée d’un certain rapport entre le concept et l’événement ; mais voilà que le concept est devenu l’ensemble des présentations d’un produit (historique, scientifique, artistique, sexuel, pragmatique…) et l’événement, l’exposition qui met en scène des présentations diverses et l’« échange d’idées » auquel elle est censée donner lieu. Les seuls événements sont des expositions, et les seuls concepts, des produits qu’on peut vendre. Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie. Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur-exposant du produit, marchandise ou œuvre d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou l’artiste. Comment la philosophie, une vieille personne, s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept, MERZ ? Certes, il est douloureux d’apprendre que « Concept » désigne une société de service et d’ingénierie informatique. Mais plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes.

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, p. 15.

Guillaume Colnot, 15 fév. 2004
force

Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 47.

David Farreny, 22 oct. 2004
justifié

Debout à six heures. À peine dépasserai-je une page, et avec quelle peine ! Surpris, encore, toujours, du coût de l’opération, toute simple, en apparence, au prix de quoi on comprend ce qui nous a rendu heureux ou mélancolique, quels composants, quelle configuration, dans la nature des choses, éveillèrent notre sympathie ou nous rendirent défiant, dépité. Ce qu’on a éprouvé était justifié. Nous entendons le langage du monde comme celui de nos semblables.

Pierre Bergounioux, « samedi 28 mars 1992 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 156.

David Farreny, 20 nov. 2007
déplaisir

Vieillir dans pareil monde augmentera le déplaisir de l’âge. Peut-être, aussi, rendra-t-il moins terrible de s’en aller. Pas envie de m’attarder parmi les hommes, et les femmes, de maintenant. Ils ne m’inspirent que de la colère et du mépris.

Pierre Bergounioux, « mercredi 24 mai 2000 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 1192.

David Farreny, 28 déc. 2007
cour

Tu es la cave fermée

au sol de terre battue,

où l’enfant est entré

une fois, les pieds nus,

et sans cesse il y pense.

Tu es la chambre sombre

qu’on évoque sans cesse,

comme l’ancienne cour

où l’aube se levait.

Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.

David Farreny, 2 sept. 2008
transition

Comme les hommes, les choses meurent et leur mort, comme la nôtre, nous échappe. Dans le premier cas, le tableau de la corruption est si peu tolérable aux vivants qu’ils confient la dépouille à la terre, à ses sombres mystères, marquant d’un signe conventionnel, pierre, croix, croissant ou poteau funéraire, l’emplacement où la chair redevient poussière. Les artistes ont abondamment représenté le stade ultime, danses macabres et crânes des vanités, mais non pas la transition.

Pierre Bergounioux, « Friches », Les restes du monde, Fata Morgana, p. 39.

David Farreny, 13 mai 2010
relation

Pourrai-je jamais entrer en relation avec la vie ?

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 260.

David Farreny, 27 mars 2012
exaspération

L’appel du glas est pressant. Dans les éco­nomies privilégiées de l’Occident, la longévité augmente. On pallie les misères du grand âge. Qui demeurent repoussantes. La vue et l’ouïe fai­blissent. L’urine fuit. Les membres se raidissent et s’endolorissent. Les dents branlent dans des bouches baveuses et malodorantes. Fût-ce avec l’assurance piteuse d’une canne, d’une béquille ou d’un cadre de marche, les escaliers deviennent l’ennemi. L’incontinence et les étirements stériles font les nuits creuses. Mais ces infirmités phy­siques ne sont rien en comparaison du dépéris­sement de l’esprit — et pas seulement sous l’effet de la lente combustion de la démence sénile ou de l’Alzheimer. Dans la normalité, aussi, la mémoire trébuche. La date nécessaire, le nom, la référence se dérobent jusqu’à l’exaspération. Le mot ou le chiffre dont on a besoin s’estompe dans la brume. Les muscles de la concentration se relâchent, tout comme la faculté de soutenir son attention. Les vieux se répètent, sans le savoir. Leurs heures se racornissent. Comme si l’odeur de pisse, d’excrément, de sueur sous les aisselles, de colles en décomposition finissait par contaminer la conscience. Les animaux semblent repérer cette senteur aigre.

De ce fait, par milliers, par dizaines de milliers, hommes et femmes endurent leurs dernières années le regard perdu dans le néant. Dans des pavillons ou des chambres clinquants, souvent dénués de chaleur. Dans des hospices miteux, pacifiés par les feuilletons à l’eau de rose et les tranquillisants ou dans l’attente anxieuse des aides-soignants qui viendront leur essuyer les fesses serrées et trempées. Des vies végétatives prolongées sans fin sociale. La masturbation elle-même se tarit et peine à ressusciter des souvenirs gratifiants. Le fardeau économique est immense. Comment financer les besoins dévorants des impotents ? Bien que contraints par l’obligation ou une compassion déclinante, les jeunes regimbent à visiter les vieux, à humer l’air mort qui les entoure. Des détestations muettes s’accumulent. Observant les moribonds, écoutant leur babil, les jeunes entrevoient le probable naufrage de leur futur. Bénis soient ceux qui sortent plus ou moins indemnes, en possession de leurs ressources men­tales, entourés de ce qui leur est cher et via la grâce du sommeil. Combien sont-ils ?

George Steiner, « Mort amie », Fragments (un peu roussis), Pierre-Guillaume de Roux.

David Farreny, 12 nov. 2012
grise

À peine peut-on se dire qu’on est loin, cela grise quelques minutes pendant lesquelles on voit ou croit voir les choses neuves d’un œil neuf : c’est un leurre, un malentendu, car c’est moins une région que l’on découvre que son nom, c’est lui qu’on parcourt plutôt qu’elle. On s’admire surtout de l’occuper, d’arpenter les syllabes exotiques de ce nom plutôt que les panoramas du pays lui-même, qui devient vite à vrai dire un bled comme un autre où l’on ne pense bientôt plus qu’à retourner dans le sien, rentrer chez soi où l’on sait bien aussi d’ailleurs qu’on ne sera pas mieux, bref on n’est guère avancé.

Jean Echenoz, « Génie civil », Caprice de la reine, Minuit, p. 63.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
fixateur

La fatigue agit comme le fixateur sur l’épreuve photographique ; l’esprit, qui perd une à une ses défenses, doucement stupéfié, doucement rompu par le choc du pas monotone, l’esprit bat nu la campagne, s’engoue tout entier d’un rythme qui l’obsède, d’un éclairage qui l’a séduit, du suc inexprimable de l’heure qu’il est.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, p. 50.

David Farreny, 19 oct. 2014

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