intérieur

Il avait meublé son deux pièces — au prix, inévitablement, de certaines choses essentielles — avec un certain luxe, quoique approximatif. Il apportait un soin tout particulier aux sièges — des fauteuils profonds et moelleux —, aux rideaux et aux tapis. Il assurait avoir ainsi créé un intérieur « qui garantisse la dignité de son ennui ». Dans une pièce de style moderne l’ennui devient inconfort, souffrance physique.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 36.

Guillaume Colnot, 16 mai 2002
gauche

Celui qui est le gauche de moi, qui jamais en ma vie n’a été le premier, qui toujours vécut en repli, et à présent seul me reste, ce placide, je ne cessais de tourner autour, ne finissant pas de l’observer avec surprise, moi, frère de Moi. Et toujours alentour, le paysage gelé, qui ne pouvait se ranimer, endormi dont je ne me serais jamais douté que c’était moi qui l’animais tellement, même lorsque j’étais, ainsi qu’il m’arrive, las et défait.

Comme on se trompe ! On se trompe toujours !

Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 858-859.

David Farreny, 5 juil. 2006
entière

Tout avait vieilli en même temps qu’elle : tout mourrait avec elle ; et ce qui lui survivrait n’était qu’un monde décoloré, aussi imprécis que celui qu’elle n’avait pas connu. Elle ne croyait pas à une résurrection après la mort : et pas davantage à celle du passé dans le souvenir. Ce qui était disparu l’était sans retour, son image pâlissait, puis s’éteignait à son tour définitivement, au point qu’on en arrivait même à douter que cela eût existé vraiment. Elle était tout entière au temps qui passe, et n’y pensait jamais.

Danièle Sallenave, Un printemps froid, P.O.L., p. 249.

Élisabeth Mazeron, 26 fév. 2007
autour

Le soir, pour réserver les moments de solitude qui sont si nécessaires, j’allais rôder de mon côté. Un cahier sous le bras, je passais l’eau et remontais l’avenue Nemanjina, noire et déserte, jusqu’au Mostar, un bistrot paisible éclairé comme un paquebot où tous les « pays » bosniaques se retrouvaient pour entendre leur magnifique musique à l’accordéon. Je n’étais pas plutôt assis que le patron m’apportait un godet d’encre violette et une plume rouillée. De temps en temps, il venait voir par-dessus mon épaule si la besogne avançait. Qu’on puisse couvrir une page d’affilée lui paraissait prodigieux. À moi aussi. Depuis que la vie était devenue si divertissante j’avais le plus grand mal à me concentrer. Je prenais quelques notes, comptais sur ma mémoire et regardais autour de moi.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 37.

Cécile Carret, 30 sept. 2007
linéaires

Houellebecq hocha la tête, écartant les bras comme s’il entrait dans une transe tantrique — il était, plus probablement, ivre, et tentait d’assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s’était accroupi. Lorsqu’il reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d’une émotion naïve. « Dans ma vie de consommateur », dit-il, « j’aurai connu trois produits parfaits : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les aimés, passionnément, j’aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l’usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s’était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n’étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j’avais cela : je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C’est peu mais c’est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m’a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée — et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n’aura vécu qu’une seule saison… » Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. « C’est brutal, vous savez, c’est terriblement brutal. Alors que les espèces animales les plus insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d’années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur est jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produits qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui prétendent capter une attente de nouveauté chez le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.

— Je comprends ce que vous voulez dire », intervint Jed, « je sais que beaucoup de gens ont eu le cœur brisé lors de l’arrêt de la fabrication du Rolleiflex double objectif. Mais peut-être alors… Peut-être faudrait-il réserver sa confiance et son amour aux produits extrêmement onéreux, bénéficiant d’un statut mythique. Je ne m’imagine pas, par exemple, Rolex arrêtant la production de l’Oyster Perpetual Day-Date.

— Vous êtes jeune… Vous êtes terriblement jeune… Rolex fera comme tous les autres. » Il se saisit de trois rondelles de chorizo, les disposa sur un bout de pain, engloutit l’ensemble, puis se resservit un verre de vin.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 170-171.

David Farreny, 12 sept. 2010
détours

Puis la femme cria à l’adresse des enfants qui se tenaient détournés l’un de l’autre comme devenus ennemis – le gros garçon plutôt triste : « Hé, les enfants, faites la paix ! »

Le gros garçon sourit, délivré, et tous deux, tête baissée, il est vrai, se dirigèrent par des détours, l’un vers l’autre.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 75.

Cécile Carret, 30 juin 2013
parer

J’entendis plus tard frère Othon dire de nos jours passés chez les Maurétaniens, qu’une erreur ne devient une faute que si l’on persiste en elle. Ce propos me semblait encore plus vrai, quand je songeais à la situation où nous nous trouvions alors, à l’époque où cet ordre nous attirait. Il est des temps de décadence, où s’efface la forme en laquelle notre vie profonde doit s’accomplir. Arrivés dans de telles époques, nous vacillons et trébuchons comme des êtres à qui manque l’équilibre. Nous tombons de la joie obscure à la douleur obscure, le sentiment d’un manque infini nous fait voir pleins d’attraits l’avenir et le passé. Nous vivons ainsi dans des temps écoulés ou dans des utopies lointaines, cependant que l’instant s’enfuit. Sitôt que nous eûmes conscience de ce manque, nous fîmes effort pour y parer. Nous languissions après la présence, la réalité, et nous serions précipités dans la glace, le feu ou l’éther pour nous dérober à l’ennui.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 35.

Cécile Carret, 27 août 2013
quand

On n’a qu’une vie, j’ai bien compris, mais elle commence quand ?

Éric Chevillard, « samedi 13 septembre 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
indulgence

J’ai pris la position du dormeur

et j’ai dormi

Évanouies l’exacte souffrance

l’anodine impuissance

Et maintenant l’automne me prodigue

l’infinie douceur de ses lumières dernières

ses fumées si peu indéchiffrables…

Un rouge-gorge rivalise avec le couchant

je me sens plein d’indulgence

pour les autos.

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 89.

David Farreny, 28 fév. 2016

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