pelucheux

Au-delà du périphérique, assez loin mais bien visible, une enseigne lumineuse tourne sur elle-même, bleue, au sommet de la tour Pleyel. D’autres enseignes couronnent la plupart des immeubles situés entre le boulevard extérieur et le périphérique. Le long de l’avenue, c’est plutôt le rouge qui domine — le rouge de Bosch ou celui de Firestone —, mais dès que l’on s’engage dans la rue Félix-le-Croisset, sous les acacias d’où émane en saison une sorte de foutre pelucheux, on pénètre temporairement dans un espace plus confiné, baigné par les publicités Samsung, Panasonic ou Daïkin d’une diffuse et sourde lumière bleue. Cet environnement bleu, de concert avec les émulsions de foutre d’acacia, favorise après quelques minutes d’immersion l’apparition de sensations aquatiques.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 50.

Guillaume Colnot, 13 avr. 2002
dedans

Quand on n’est pas de là, on ne peut pas. On n’est qu’avec les choses. On est dedans. On a perdu jusqu’à la notion des hommes, des vivants et des morts, et c’est ce qui s’est produit à plusieurs reprises. Je suis sorti, béant, du bruit, des étincelles et j’ai connu, l’espace d’une seconde, peut-être, ce qu’on passe le plus clair de sa vie à continuer de vouloir en sachant parfaitement que c’est impossible, fou : que reviennent d’entre les ombres ceux que nous avons connus et que nous aimions.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 56.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
parce

Je crois que j’aime la mer à l’estuaire de l’Hérault, en face de La Tamarissière, à l’aval d’Agde. Ce n’est pas la mer, ce n’est pas la terre, le fleuve lui-même y est une sorte d’abstraction, entre deux rives empierrées. Elles se prolongent en deux jetées. De celle de gauche, au soleil couchant, on voit le monde en profil parfait, sur celle de droite. Un chien que ses affaires appellent en bout de digue, dans le soir orangé, est aussitôt le chien de Giacometti. Les pêcheurs à la ligne sont à l’encre de Chine. Un peu d’éternité infuse, parce qu’il n’y a vraiment rien à dire. Qui va chanter le Grau-d’Agde ? Flagrant et nul, simple et tranquille : l’ossuaire des saisons. C’est joli parce que ce n’est pas joli. Mais ce n’est pas laid non plus, mind you. Les adjectifs s’y trouvent un peu bêtes, voilà tout.

Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 235.

David Farreny, 2 mars 2006
est

Voyons, toute forme ne repose-t-elle pas sur une élimination, toute construction n’est-elle pas un amoindrissement, et une expression peut-elle refléter autre chose qu’une partie seulement du réel ? Le reste est silence.

Witold Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard, p. 107.

Cécile Carret, 13 mai 2007
méta-scène

La scène est comme la Phrase : structuralement, rien n’oblige à l’arrêter ; aucune contrainte interne ne l’épuise, parce que, comme dans la Phrase, une fois le noyau donné (le fait, la décision), les expansions sont infiniment reconductibles. Seule peut interrompre la scène quelque circonstance extérieure à sa structure : la fatigue des deux partenaires (la fatigue d’un seul n’y suffirait pas), l’arrivée d’un étranger (dans Werther, c’est Albert), ou encore la substitution brusque du désir à l’agression. Sauf à profiter de ces accidents, nul partenaire n’a le pouvoir d’enrayer une scène. De quels moyens pourrais-je disposer ? Le silence. Il ne ferait qu’aviver le vouloir de la scène ; je suis donc entraîné à répondre pour éponger, adoucir. Le raisonnement ? Aucun n’est d’un métal si pur qu’il laisse l’autre sans voix. L’analyse de la scène elle-même ? Passer de la scène à la méta-scène n’est jamais qu’ouvrir une autre scène. La fuite ? C’est le signe d’une défection acquise : le couple est déjà défait : comme l’amour, la scène est toujours réciproque. La scène est donc interminable, comme le langage : elle est le langage lui-même, saisi dans son infini, cette «  adoration perpétuelle  » qui fait que, depuis que l’homme existe, ça ne cesse de parler.

Roland Barthes, « scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 245-246.

Élisabeth Mazeron, 25 janv. 2010
correspondances

À mes yeux, un livre, ou même un simple article de presse, n’est pas terminé une fois publié : il attend qu’on le cite ou qu’on l’exhume à propos, et surtout qu’on le mette en relation avec d’autres, afin de faire jaillir de nouvelles étincelles de sens ; avec d’autres, et en particulier avec des écrits relevant d’autres catégories que la sienne. […] Au-delà de ses nombreux inconvénients, la position de non-spécialiste a l’avantage d’offrir un point de vue depuis lequel on peut plus facilement déceler des correspondances entre des domaines qui semblaient sans rapport.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 18.

Cécile Carret, 1er mai 2012
carte

Ni l’un ni l’autre nous n’avions l’habitude de ces restaurants dont la carte présente une variété presque infinie. Ma femme surtout. Dans l’impossibilité de goûter simultanément à tout, elle ne parvenait pas à fixer son choix, ses yeux passaient d’un coin de la carte à l’autre, reflétant l’image coloriée de plats qui s’annulaient l’un l’autre, se mouillant, elle s’absorbant dans un rêve consultatif et silencieux, pendant que le garçon irrité tapait du pied devant sa chaise, se raclait la gorge avec une impertinence de plus en plus marquée et finissait par disparaître comme si on l’avait insulté.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 78.

Cécile Carret, 18 juin 2012
gutta-percha

Il y a de la gutta-percha, de la gomme et du caoutchouc dans le kangourou, en fait de muscles et de tendons, et c’est ce K qui les lui injecte par saccades.

Le langage est performatif : le kangourou en est la preuve vivante. Sans doute avons-nous raté d’ailleurs une bonne occasion de rigolade, elles ne sont pas si nombreuses, et il est pour cela bien regrettable que l’idée ne nous soit pas venue de nommer plutôt kangourou l’hippopotame. Comme il eût été divertissant, en effet, de voir ce lourd pachyderme effectuer des bonds de trois mètres de haut et douze mètres de long ! Chose d’autant plus risible qu’il lui eût fallu pour cela s’arracher aux eaux où il s’immerge jusqu’aux narines ou aux berges boueuses où il paresse – que d’éclaboussures et de splach… !

Du burlesque pur.

Mais nous ne savons pas rire. Nous avons donné des noms aux êtres et aux choses de ce monde pour les asservir.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 131.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
non-conformiste

Holberg disait déjà (Lettres, t. V, lettre I) : ce n’est point la volonté mais le corps qui fait de moi un non-conformiste.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 192.

David Farreny, 5 déc. 2014
croire

Il y a une grande différence entre croire encore à quelque chose et y croire de nouveau. Croire encore que la lune influence les plantes appartient à la sottise et à la superstition, mais le croire de nouveau démontre de la philosophie et de la réflexion.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 251.

David Farreny, 17 déc. 2014
opaques

Avec l’arrivée dans le roman de tous ceux qui écrivaient autrefois de « difficiles » essais, des poèmes épineux, d’opaques analyses, un grand dévoilement s’opère, une sorte d’apocalypse. On voit enfin ce qu’ils avaient dans le ventre. Rien que ça ! Ces banalités. Ces trois ou quatre vulgarités. Et c’est eux qui les révèlent ! Et personne ne les y obligeait ! Personne.

Philippe Muray, « 1er septembre 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 155.

David Farreny, 10 mars 2016

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