diminués

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies : diminués de taille à mesure que la matière diminuait d’énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouvaient aujourd’hui à l’état d’insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d’aujourd’hui.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 248.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
réservoir

Je sais que mon corps est un réservoir à pièges, mon sang perclus de chausse-trapes, mes os émaillés de silences inquiétants. Partout peuvent affleurer des symptômes, se dresser des malaises. Ces lieux qui me constituent me sont à la fois familiers, amicaux, même quand ils génèrent des serpents, et inaccessibles. Les images qu’en donnent les échographies ou les scanners sont de magnifiques fantasmes à usage médical, un vertigineux empilement de pixels qui ne peut pas me concerner, encore moins me représenter.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 23.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
réclamer

Après dîner, avec Cathy, jusqu’au sommet des Plates. L’ombre s’est déjà emparée des versants. Le regard porte à l’infini. Il ne subsiste plus que quelques rares pâtures, d’un jaune pâle, dans le couvert des bois qui ont conquis la contrée. Nous faisons s’envoler une buse. Nous nous asseyons au sommet d’une butte, face aux monts du Cantal et c’est comme d’avoir quitté le monde, pris congé de la vie resserrée, inquiète, laborieuse dont nous sommes les otages tant est souveraine la suggestion du lieu, parfaite, la solitude, absolue, la paix. On a changé d’échelle, adopté un autre point de vue, celui des immensités impavides, éternelles, au regard desquelles ce qui nous meut et nous point n’est rien. On se trouve réduit à son être pur, à la simple conscience de tout cela, qui nous est momentanément accordé. Et notre finitude infime, notre fugacité sont si évidentes qu’il serait fou de réclamer. Tout est simple et facile. On peut accepter.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er août 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 325.

David Farreny, 20 nov. 2007
droit

En ce qui concerne le maintien du corps, ce qui s’offre au premier coup d’œil c’est la station droite de l’homme. Le corps animal court parallèlement au sol. La gueule et l’œil suivent la même direction que l’échine. L’animal ne peut de lui-même faire cesser ce rapport avec la pesanteur, qui le distingue. L’opposé a lieu chez l’homme, puisque l’œil regardant en avant, dans sa direction naturelle, fait un angle droit avec la ligne de la pesanteur et du corps. L’homme peut aussi, à la vérité, marcher à quatre pattes, et c’est ce que font les enfants. Mais, aussitôt que la conscience commence à s’éveiller, il rompt le lien animal qui l’attache au sol, il se tient droit et libre. Se tenir droit est un effet de la volonté.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « La sculpture, art classique », Esthétique, P.U.F., p. 49.

David Farreny, 7 fév. 2008
rien

Retrouverions-nous son Temps, on resterait séparé de l’enfant par les dix mille virginités perdues. Rien ne sépare, n’éloigne, comme la perte de la virginité. Quoi de plus difficile que de se représenter « l’avant », tout ce qui venait « avant », non réalisé encore, tout ce qui vint pour la première fois, tout ce qui autrefois élan, appel, est devenu satisfaction, c’est-à-dire rien du tout.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 302.

David Farreny, 12 mars 2008
passerelles

Or la puissance du désir est telle, et les ressources de l’imagination qui la soutiennent sont si considérables que quatre ou cinq mois d’une attente ainsi nourrie étaient aussi riches, aussi pleins de sentiments variés que si celui qui m’occupait l’esprit avait effectivement partagé ma vie pendant cette période. Voilà pourquoi celui qui attend longtemps ne se décourage pas. Sans qu’il soit fou, sans qu’il confonde ses rêves avec la réalité, son obsession leur donne une consistance qui en fait des passerelles solides entre les événements réellement vécus, tandis que bien souvent ce sont ces événements qui, par leur brièveté, ou par la déception qu’ils causent, pourraient n’avoir été que rêvés.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, pp. 68-69.

Élisabeth Mazeron, 12 mars 2009
noms

Grâce à ma fatigue, le monde était grand et débarrassé de ses noms.

Peter Handke, « Essai sur la fatigue », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, p. 44.

David Farreny, 31 oct. 2009
chantez

La foudre fût tombée subitement sur tous ces messieurs que leur stupeur eût été certainement plus considérable, mais, tout de même, ils furent bien étonnés de cette déclaration.

— Qu’est-ce que vous nous chantez là, Fléchard ?

— Je ne chante pas, messieurs… j’avoue, car dans cette ténébreuse affaire Blaireau, le vrai coupable, je viens d’avoir l’honneur et le plaisir de le déclarer à Mlle Arabella de Chaville, c’est votre serviteur.

Alphonse Allais, L’Affaire Blaireau, FeedBooks.

Cécile Carret, 11 nov. 2011
réveil

Encore une journée qui s’en va, une journée carnivore

et l’ai-je retenue ? J’ai dormi. Et pendant mon sommeil, j’ai vieilli.

Ma paresse, ce vieux serpent qui me conseille

m’a dit, comme toujours : « Attendons à demain.

Ces changements sont lents, si lents, on a le temps —

les forces sont inégales,

bouger, c’est dépenser cette énergie exacte

dont tu auras besoin, demain, pour te lever

et rayonnant, forcer les anges du néant.

Demain, il est encore temps, allons dormir :

cette journée qui s’en va fera place à une autre,

à une autre qui point, qui vient, qui sera là,

et qui, dans sa beauté explosive, sera

ta journée de réveil, terrible et décisive

Benjamin Fondane, Poèmes retrouvés, Parole et Silence, p. 44.

David Farreny, 27 avr. 2013
moi

Tu me photographies, moi, ou n’importe qui d’autre, comment savoir ?

Tu me photographies – c’est mal me connaître.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
substance

Les autres vous pompent votre substance puis montent dans des voitures et s’éloignent en faisant de grands signes.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 93.

David Farreny, 13 sept. 2014
imaginations

Au nombre des impressions qui accompagnaient mes lectures, celle, souvent, que l’auteur se montrait moins soucieux de m’ouvrir son monde que de ruiner le mien. Une phrase sur deux, lorsqu’elles me parlaient, parfois, avait une allure de paradoxe, prenait le contre-pied de ce que je pouvais croire encore. Combien de fois n’ai-je pas levé la tête, les joues gonflées, le front plissé, la cervelle meurtrie comme l’arrière-train par le banc de chêne, me demandant s’il y avait lieu de prendre pour bon ce que racontait le livre ou de rester sur ma position ? C’est alors que l’avis d’un adulte aurait été nécessaire. Mais il suffisait de les voir, paisibles, un peu renfrognés, fermés aux signes de plus en plus nombreux, pressants, redoutables qui nous parvenaient du dehors, sûrs d’eux-mêmes, de la réalité et je ramenais mes yeux sur la page, les joues toujours distendues, l’intersourcilier froncé.

Il ne m’aurait pas coûté, comme à mes voisins de table, de passer par profits et pertes les opinions que j’avais reçues, par la force des choses mais auxquelles, par la force d’autres choses ou, plus précisément, de leur signe, je n’adhérais pas vraiment. Mais, si mal que ce soit, elles étaient gagées sur des choses, des murs de pierre, des êtres de chair et de sang, des paysages fortement contrastés, des moments tandis que celles que je tirais des livres ne renvoyaient à rien de tangible, d’éprouvé. Il se pouvait que le papier en épuise toute la réalité et on ne bâtit pas sur des imaginations.

Pierre Bergounioux, Hôtel du Brésil, Gallimard, p. 37.

David Farreny, 22 mars 2024

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