modestie

La maman évita soigneusement le centre de Poitiers et, songeant qu’il était dans la constitution sociale et mentale de nos familles d’habiter toujours la plus navrante lisière des villes, je nous revis, quelque six ans plus tôt, parcourir dans cette même voiture les petites rues droites, grises et délabrées, toujours étrangement vides, le long des maisons étroites dénuées de balcons, de volets ou de pensées aux rebords de leurs fenêtres, les rues silencieuses, consternées, des faubourgs de Poitiers, jusqu’à la maison de la maman, avec son crépi gris, abrutie de torpeur et de modestie.

Marie NDiaye, La sorcière, Minuit, p. 103.

David Farreny, 13 mars 2005
lubrifier

Le souci des peintres hollandais, ce n’est pas de débarrasser l’objet de ses qualités pour libérer son essence, mais bien au contraire d’accumuler les vibrations secondes de l’apparence, car il faut incorporer à l’espace humain des couches d’air, des surfaces, et non des formes ou des idées. La seule issue logique d’une telle peinture, c’est de revêtir la matière d’une sorte de glacis le long de quoi l’homme puisse se mouvoir sans briser la valeur d’usage de l’objet. Des peintres de nature morte, comme Van de Velde ou Heda, n’ont eu de cesse d’approcher la qualité la plus superficielle de la matière : la luisance. Huîtres, pulpes de citrons, verres épais contenant un vin sombre, longues pipes en terre blanche, marrons brillants, faïences, coupes en métal bruni, trois grains de raisin, quelle peut être la justification d’un tel assemblage, sinon de lubrifier le regard de l’homme au milieu de son domaine, et de faire glisser sa course quotidienne le long d’objets dont l’énigme est dissoute et qui ne sont plus rien que des surfaces faciles ?

L’usage d’un objet ne peut qu’aider à dissiper sa forme capitale et surenchérir au contraire sur ses attributs. D’autres arts, d’autres époques ont pu poursuivre, sous le nom de style, la maigreur essentielle des choses ; ici, rien de tel, chaque objet est accompagné de ses adjectifs, la substance est enfouie sous ses mille et mille qualités, l’homme n’affronte jamais l’objet qui lui reste prudemment asservi par tout cela même qu’il est chargé de lui fournir. Qu’ai-je besoin de la forme principielle du citron ? Ce qu’il faut à mon humanité tout empirique, c’est un citron dressé pour l’usage, à demi pelé, à demi coupé, moitié citron, moitié fraîcheur, saisi au moment précieux où il échange le scandale de son ellipse parfaite et inutile contre la première de ses qualités économiques, l’astringence.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, pp. 284-285.

David Farreny, 12 sept. 2009
méta-scène

La scène est comme la Phrase : structuralement, rien n’oblige à l’arrêter ; aucune contrainte interne ne l’épuise, parce que, comme dans la Phrase, une fois le noyau donné (le fait, la décision), les expansions sont infiniment reconductibles. Seule peut interrompre la scène quelque circonstance extérieure à sa structure : la fatigue des deux partenaires (la fatigue d’un seul n’y suffirait pas), l’arrivée d’un étranger (dans Werther, c’est Albert), ou encore la substitution brusque du désir à l’agression. Sauf à profiter de ces accidents, nul partenaire n’a le pouvoir d’enrayer une scène. De quels moyens pourrais-je disposer ? Le silence. Il ne ferait qu’aviver le vouloir de la scène ; je suis donc entraîné à répondre pour éponger, adoucir. Le raisonnement ? Aucun n’est d’un métal si pur qu’il laisse l’autre sans voix. L’analyse de la scène elle-même ? Passer de la scène à la méta-scène n’est jamais qu’ouvrir une autre scène. La fuite ? C’est le signe d’une défection acquise : le couple est déjà défait : comme l’amour, la scène est toujours réciproque. La scène est donc interminable, comme le langage : elle est le langage lui-même, saisi dans son infini, cette «  adoration perpétuelle  » qui fait que, depuis que l’homme existe, ça ne cesse de parler.

Roland Barthes, « scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, pp. 245-246.

Élisabeth Mazeron, 25 janv. 2010
estafette

Esti, à onze heures du matin, dormait encore à poings fermés sur le divan où ses logeurs avaient coutume de faire son lit.

Quelqu’un le toucha. Il ouvrit les yeux.

Du monde qu’il avait perdu dans son sommeil, tout d’abord il n’aperçut que la silhouette maussade qui était assise au bord de son divan.

— Je t’ai réveillé ?

— Pas du tout.

— J’ai écrit un poème, dit Sàrkàny, telle une estafette excitée arrivant d’une autre planète. Tu veux l’entendre ?

Mais il n’attendit pas la réponse, il lisait déjà, à toute vitesse :

« La lune, elle s’évanouit, dame aérienne,

Elle embrasse la sauvage nuit nègre,

Elle a bu du champagne… »

— C’est beau, murmura Esti.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 87.

Cécile Carret, 28 août 2012
erratique

Et lorsqu’il partit en voiture et regarda par-dessus l’épaule ce quadrilatère là-bas, posé dans ce reste de steppe, il lui parut déconnecté des environs, comme inapproprié au sol alentour, comme une sorte de bloc erratique. Plus aucun enfant éveillé. Pas un oiseau dans le ciel. Là-bas, en revanche, un nuage, un grand cumulus d’un blanc gris, à la frange, de multiples bosses, qui dérivait lentement vers l’est, comme en pèlerinage.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 49.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
nous

C’est ainsi que j’appris la différence entre pas égal, son égal, mesure égale. Marcher avec d’autres au même pas, fût-ce avec un seul autre, m’avait toujours été insupportable ; j’étais obligé de m’arrêter aussitôt, ou d’accélérer, ou de m’écarter ; même quand je me déplaçais au rythme de mon amie, je nous voyais comme deux êtres sans âme marchant contre le monde. Et quelque chose comme un unisson m’était impossible ; si c’était l’autre, et pas seulement pour chanter, qui me donnait la note, j’étais hors d’état de la reprendre, de la redoubler, de la poursuivre ; même quand, à l’inverse, c’était l’autre qui adoptait ma tonalité, j’étais interrompu sur le champ ; seule la dissonance de la dispute à laquelle cela me poussait en général me préservait du mutisme (aussi bien l’origine de la dispute était-elle souvent que mon amie disait « nous » en parlant de nous deux, un mot qui se refusait à franchir mes lèvres).

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 98.

Cécile Carret, 8 sept. 2013
île

Seul comme Franz Kafka ? Seul comme Philippe Muray ?

Seul comme ? Seul comme ce qui n’a pas de comme.

Sens du soupir de Kafka…

J’ai été seul, et ma solitude je vous l’ai rendue inoubliable.

Solitude la plus basse, la plus noire, la moins romantique, pittoresque, littéraire qui soit. Solitude sexuelle. Tous les sexes ensemble d’un côté et moi de l’autre côté. Ma solitude repose sur leur mime sexuel commis en commun.

Même sur une île déserte, j’aurais toute l’île déserte contre moi.

Philippe Muray, « 6 février 1983 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 243.

David Farreny, 27 mai 2015
dénuement

Je n’étais pas trop accoutumé à marcher sur de longues distances, et je me suis aperçu que ce n’était pas si terrible, en tout cas au début, avec de bonnes chaussures, or j’avais de bonnes chaussures. Je m’échauffais, et, n’eût été le bruit des roulettes sur le bitume, qui était un peu comme la musique de fond de ma progression vers nulle part, je me serais senti presque bien. J’ai failli abandonner la valise dans un fossé et je me suis ravisé. Avec une sorte d’amertume, j’ai noté que je ne renonçais pas à toute prévoyance et que ce n’était sans doute pas bon signe. J’avais, selon toute apparence, encore un problème avec le dénuement.

Christian Oster, La vie automatique, L'Olivier, p. 11.

David Farreny, 22 mars 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer