matière

M. Crawley avait apporté ses soins et ses consolations à cette femme délaissée sur son lit de souffrance ; et elle avait quitté le monde, raffermie par ses pieuses exhortations. Depuis bien des années, il était seul à lui témoigner des égards et des attentions. Telle était dès longtemps l’unique consolation de cette âme faible et abandonnée. La matière chez elle avait longtemps survécu à l’esprit.

William Makepeace Thackeray, La foire aux vanités (1), P.O.L., p. 207.

David Farreny, 22 mars 2002
mort

Pour l’Occidental contemporain, même lorsqu’il est bien portant, la pensée de la mort constitue une sorte de bruit de fond qui vient emplir son cerveau dès que les projets et les désirs s’estompent. L’âge venant, la présence de ce bruit se fait de plus en plus envahissante ; on peut le comparer à un ronflement sourd, parfois accompagné d’un grincement. À d’autres époques, le bruit de fond était constitué par l’attente du royaume du Seigneur ; aujourd’hui, il est constitué par l’attente de la mort. C’est ainsi.

Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, pp. 104-105.

David Farreny, 22 mars 2002
bêtise

La bêtise, c’est ce qui parle trop fort.

Renaud Camus, « Voix basse », Syntaxe ou l’autre dans la langue, P.O.L., p. 206.

David Farreny, 10 déc. 2004
restes

Les deux hommes continuent à parler. Parler ! C’est d’avoir parlé qu’il reste partout des constructions, des constructions embarrassantes, inutiles, devenues énormes, cyclopéennes, de plus en plus inutiles, sans emploi, par l’adjonction de nouvelles paroles, de nouveaux parleurs… qui toujours laissent des restes.

Henri Michaux, « En rêvant à partir de peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 699.

David Farreny, 15 juin 2006
chatoiement

Le jardin attenant est désert. Quelques Bâlois sont allongés au soleil, au bord de l’eau, en maillot de bain. Et je pense, suivant un moment le quai, à quelqu’un qui sans doute est en train de marcher pareillement le long d’un fleuve, dans Espalion, Villeneuve-sur-Lot ou Castres ; à toutes ces villes assoupies, tranquilles, de part et d’autre de leurs ponts, le long de leurs paisibles rivières ; à la province le dimanche ; à la profondeur effrayante de l’ordinaire ; au chatoiement sans limites du quotidien ; à l’excitant vertige de l’inexceptionnel (souvenirs de jours de juillet écrasés de chaleur, à Clermont-Ferrand, sur les boulevards extérieurs, boulevard Lavoisier, boulevard Duclaux, boulevard Cotte-Blatin, c. 1962, quand toujours un camarade de classe qu’on aimait est parti pour les vacances et que tout paraît si terriblement normal, ordinaire, éternel, sans limites, à la façon des énormes étés d’alors, dont on ne voyait pas l’autre rive ; et le boulevard Duclaux tournait autour de Reggio d’Émilie, de Badajoz, de Vesoul, de villes plus ordinaires encore, dont on ne connaissait même pas les noms…).

Renaud Camus, « dimanche 20 juin 1976 », Journal de « Travers » (1), Fayard, p. 590.

David Farreny, 28 sept. 2007
avance

Le monde a pris une telle avance sur moi que j’en suis réduit à le regarder se perdre, là-bas, dans la distance, du côté du présent.

Pierre Bergounioux, « mardi 10 octobre 1995 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 627.

David Farreny, 12 déc. 2007
sorte

Je te parle et tu ne m’entends pas. Tu penses à moi, précise, et je ne sais rien. L’opacité est énorme toujours et ces gestes liés pour d’autres et fanés. Tu connais la pierre de mélancolie de Dürer. J’y vois tes traits pensifs quand tout devient transparence, des heures entières la nuit à fouiller les espaces jusqu’à ce qu’une sorte de toi me creuse.

Dominique de Roux, « lettre à Christiane Mallet (18 décembre 1972) », Il faut partir, Fayard, p. 290.

David Farreny, 21 août 2008
féroce

       Lorsque nouvellement

Dans l’intime du cœur

Naît un désir d’amour,

Languide et las se fait sentir ensemble

Un désir de mourir :

Comment, je ne le sais, mais tel est

D’amour puissant et vrai le premier fruit.

Peut-être apeure les yeux

Ce désert : pour lui, le mortel

Désormais voit peut-être la terre

Inhabitable, sans cette

Neuve, seule, infinie

Félicité qui lui peint l’âme ;

Mais, par elle, en son cœur pressentant

La tempête, il aspire à la paix,

Aspire à jeter l’ancre,

Face au féroce désir

Qui déjà gronde et partout, partout, jette la nuit.

Giacomo Leopardi, « Amour et mort », Chants, Flammarion, p. 195.

David Farreny, 10 juin 2009
choses

16. Choses que l’on méprise

Une maison dont la façade est au nord.

Une personne dont les gens connaissent la trop grande bonté.

Un vieillard trop âgé.

Une femme frivole.

Un mur de terre écroulé.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 52.

David Farreny, 11 mai 2010
âge

Dix ans plus tard, Gregor est en train de mettre ses chaussettes avant d’aller chercher ses souliers sous le lit. Lentement, il les enfile avec cet air sérieux qu’ont parfois les hommes de son âge affairés à des activités pareilles, une expression grave de vieil enfant solitaire, appliqué, minutieux, coupé du monde et concentré sur sa tâche.

Jean Echenoz, Des éclairs, Minuit, p. 162.

Cécile Carret, 17 oct. 2010
laissant

Que devient le corps intouché ?

Il essaie de s’oublier lui-même, dans la bonne santé, qui par définition est silencieuse et ne tourmente pas, ou dans les afflictions et les maladies, qui l’occupent.

On s’occupe de lui, qui est devenu notre enfant et dont on est responsable, comme on a appris à le faire (dans l’enfance, ou en devenant adulte, quand il fallu se rendre présentable ou désirable), on le lave sans s’attarder, on l’apprête un minimum, on se nourrit en le nourrissant.

Ou le corps s’abandonne peu à peu, avec notre complicité, il se résigne. Il s’habitue à mourir à lui-même. Il s’éloigne de soi. Il n’y pense pas (on n’y pense pas).

Le corps se désintéresse de la chose, laissant l’esprit seul avec les stimulations diverses, ce qu’on voit, ce dont on se souvient avec regret ou amertume.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 67.

Cécile Carret, 13 mars 2011
pleurer

Les larmes sans arrêt coulaient, les larmes formaient comme une membrane humide sur ses yeux. Elle ne voyait plus personne. Que lui importait qu’on la voie.

Puis les spasmes sont survenus, spasmes des muscles et des nerfs qui lui nouaient la gorge où quelque chose d’âpre raclait, comme si elle avait avalé du vin vieux, quelque chose d’amer, d’insupportable.

Ses compagnons de voyage étaient à même d’observer de près ce phénomène qu’est le fait ancestral de pleurer. D’un souffle, d’un seul, la poitrine se gonflait de façon titanesque, et, prise de mouvements convulsifs la bouche s’ouvrait pour happer l’air. Quelques halètements syncopés, puis après cette suite de brèves contractions venait enfin celle qui libérait la poitrine, et c’était encore douloureux, mais c’était aussi la fin de la douleur.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 32.

Cécile Carret, 4 août 2012
journal

L’égotiste est un Narcisse jamais lassé de dire à son reflet : « Je t’ai assez vu ! ». Il lui faut même l’écrire. Obsédé par l’inspection de son nombril, il ne lui reste que l’écriture d’un journal intime, de confessions ou de mémoires. Il y peut faire des phrases, soigner quelques poses, réarranger les événements à son avantage, il y est malgré tout le délateur de soi-même. Véritable miroir d’une dépouille, les écrits intimes fournissent la preuve du peu d’existence de leur auteur. Afin de châtier son crime d’être né, condamné par lui-même aux travaux forcés du style, l’écrivain égotiste relate son agonie et s’enterre vivant sous des monceaux de phrases.

Frédéric Schiffter, « 28 », Contre Debord, Presses Universitaires de France.

David Farreny, 5 mai 2024

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