preuve

Plus haut, sur le plateau, là d’où l’on voit le clocher de Plieux, le moulin de Rochegude, les cyprès en bouquet de Saint-Créac, jaillis en île des Morts de l’étroit cimetière, au-dessus de toute la Gascogne, plus haut les allées sont plus blanches, à mesure qu’elles s’approchent du château : plus sableuses, et leurs courbes plus lentes, plus nobles, plus amoureuses d’une lumière plus heureuse. On sent qu’il doit y avoir du bonheur sans nous, dans les entours de ce lierre, de cette grille, de cette cour d’honneur et de ce grand espace à découvert. Par les belles après-midi d’octobre, et de novembre encore, tout est silence et soleil pâle, le long du jardin potager ; en ces parages règne un ordre sans preuve, et l’on se dit que la vie n’est pas plus vraie, pas plus drue, pas plus exacte en ses rendez-vous, dans les lieux de la terre où son cœur bat plus vite, apparemment, dans les ateliers d’artistes, au creux des métropoles de l’esprit, dans les salles de concert quand le chef vient de lever sa baguette, au bord des piscines des plus beaux êtres de ce monde.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 19-20.

David Farreny, 23 mars 2002
steamers

Vaisseaux des ports, steamers à l’ancre, j’ai compris

Le cri plaintif de vos sirènes dans les rades.

Sur votre proue et dans mes yeux il est écrit

Que l’ennui restera notre vieux camarade.

Vous le porterez loin sous de plus beaux soleils

Et vous le bercerez de l’équateur au pôle.

Il sera près de moi, toujours. Dès mon réveil,

Je sentirai peser sa main sur mon épaule.

Jean de La Ville de Mirmont, L’horizon chimérique, La Table Ronde, p. 22.

David Farreny, 9 sept. 2003
naître

Ma mère […]. Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu.

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 43.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2003
été

L’été ne craint pas la mort comment

le pourrait-il. Toute une famille

sémillante et colorée s’en remet à l’été

Chimère que l’été Folie

mais oser s’y soustraire…

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 77.

David Farreny, 11 juin 2008
tronqué

En tout point de ce livre-ci se présentent des sorties vers tous les autres livres, ou d’augustes portails, semblables à ceux de parcs magnifiques et profonds qu’il faudrait visiter en chemin mais dont nous sentons bien que pour en goûter l’enchantement, ou pour en apprécier comme il le mérite l’ordonnancement savant, il faudrait non pas nous arrêter là quelques heures mais séjourner longuement, et soumettre nos impressions aux variations de la lumière, des conditions atmosphériques, des saisons de l’année et des âges de la vie. Tout sens est deuil du sens, renonciation, choix forcé, destin tronqué, mais c’est cela ou rien. Pourtant nous n’oublions pas que nous aurions pu consacrer notre existence, aussi bien, à la compréhension presque totale de l’Aréopagite et de ses liens avec la mystique rhénane, à l’entretien ruineux du jardin de Kinloch Castle, sur l’île de Rum, dans les Hébrides, au soulagement des épreuves des immigrés clandestins dans le camp de rétention de Sangatte, près de Calais, ou bien à la connaissance impeccable, et qu’il faudrait avoir simultanément présente à l’esprit, en permanence, du réseau des chemins et sentiers d’un triangle Estramiac-Pessoulens-Tournecoupe. Il faudrait un aleph. Et le vrai sujet de ce livre, c’est son impuissance à entrer dans son sujet ; c’est K. tournant autour du Château ; c’est Bloch ne comprenant pas qu’il fatigue parce que le sens lui-même est fatigué et que l’usage du monde, la politesse, la distinction, la culture elle-même, c’est le clair sentiment de cette fatigue du sens, auquel il ne faut pas trop demander, ni porter une foi trop vive.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., pp. 242-243.

David Farreny, 10 mai 2009
mouche

J’aime les animaux, y compris le crabe mou et le crapaud verruqueux modelé par un ivrogne dans son foie malade, de ses propres mains tremblantes, y compris la hyène qui veut me voir mort et le cobra qui lui prêterait volontiers ses lunettes pour cela, y compris le bousier, le requin et le perce-oreille, mais je hais les mouches, m’entendez-vous, les entendez-vous, c’est insupportable, on m’apprendrait la disparition soudaine et définitive des mouches, je serais aux anges.

Il faudrait alors apprendre à vivre dans un monde sans mouche, me dira-t-on.

Je ne me donne pas trois secondes pour m’accoutumer à cela très bien et comme si je n’avais jamais connu autre chose.

Ce serait pourtant la fin d’une époque, me dira-t-on.

Oui, eh bien, la Terreur aussi n’a duré qu’un temps.

Je pense pouvoir me passer d’elles pour lire, pour manger, pour dormir. Si les mouches disparaissaient, elles emporteraient le deuil avec elles. Quand une mouche meurt, c’est un point d’azur en plus dans le ciel, une touche de vert frais sur la prairie, une nouvelle couche de lait de chaux sur les murs et dehors un jardin.

Je hais les mouches, leur vol est une aberration, une dérision du vol – à quoi bon voler, d’ailleurs, quand on sait marcher au plafond ? –, c’est un vol lourd et vrombissant avec pourtant des trajectoires absurdes de ballon crevé.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 35.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
fusion

La compréhension d’une langue ne doit rien à la traduction, on n’apprend jamais dans l’enfance une langue en la faisant passer par l’autre, bien au contraire. Le français, d’emblée, a pris place en moi, et aucune tournure, aucun mot jamais ne me parurent étrangers, ils m’étaient familiers comme depuis toujours.

C’est peut-être l’une des propriétés de la langue française de tout de suite se situer dans l’intimité corporelle de celui qui parle. Or ma langue maternelle, l’allemand, que bien sûr je possède à l’égal du français et dans laquelle j’écris aussi, ne m’a jamais, pas même dans l’enfance, donné cette impression de fusion, comme si l’allemand faisait moins la part de chacun, mais contraignait de toute façon à une participation sonore qui engage plus le corps : il faut respirer à fond pour parler allemand, plus déployer la cage thoracique. Il oblige l’âme davantage, en lui permettant moins d’échapper à une armature linguistique plus contraignante. De plus, les Français parlaient tout autrement aux enfants que les Allemands, sans le timbre de voix mièvre et traînard. L’allemand employé pour s’adresser aux enfants est parlé d’une voix de tête qui simule l’affection. Il prend presque toujours un côté démonstratif mignard et menteur qui m’avait toujours fait peur : les gens qui parlent ainsi aux enfants peuvent tout aussi bien les étrangler, vite fait.

Le français donne une impression d’indifférence, de distance, comme si la langue vous laissait libre, comme si l’ensemble du vocabulaire et une certaine confusion grammaticale laissait plus d’échappées et comme s’il était plus facile qu’en allemand d’y prendre la clé des champs et d’y garder son quant-à-soi. C’est une langue d’intérieur faite pour être parlée dans des maisons avec de grandes fenêtres et des tapisseries à fleurs. C’est une langue souple et rassurante, la langue de la connivence, qui permet d’échanger bien des choses non dites cachées sous les mots.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 177.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
fonce

Merde, le con, il est là, dit-il.

En effet, presque en haut, au moment où le plan de son regard rejoint le plan du quai, au ras du sol, il le voit qui est là, bleu et rouge, immobile, avec ses portes grandes ouvertes, ses fenêtres avec ces gens tranquillement assis qui regardent ailleurs, qui attendant, il les voit en même temps qu’il entend le signal :

Laaaaaaaaa.

Tu peux l’avoir, se dit-il. Non. Je te dis que tu peux l’avoir. Je te dis que non. Et moi je te dis que si. Allez, cavale, cavale, t’as le temps. Non. Je te dis que t’as le temps. Et moi je te dis merde. Pauvre con. Vas-y, nom de dieu, tu peux y arriver. Essaie, au moins, une fois dans ta vie, ne laisse pas tomber, tu laisses toujours tomber, défends-toi, bon dieu, allez, vas-y, fonce, fonce, alors il fonce.

Plus que dix mètres à courir.

Laaaaaaaaa.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 49.

Cécile Carret, 4 mars 2012
cuirasse

Ce qui frappe d’abord dans le paysage de Suède et de Norvège : le roc, la cuirasse géologique de la presqu’île, le bouclier scandinave (on ne saurait mieux dire) partout présent. Non pas le rocher : le roc ; tout ce qui pouvait s’arracher, s’extraire, s’araser, la glace l’a arraché, extrait, arasé du squelette gratté, brossé, récuré jusqu’à l’os. Il ne reste que le noyau profond mis au jour, la roche-mère intacte, inaltérée. La forêt — claire, sans belle venue — pousse sur des coupoles et des plaques de blindage qui partout apparaissent à nu ; dans les îles de Stockholm, où un léger filigrane de neige soulignait encore en avril les jointures cyclopéennes des quartiers de roc, les maisons semblent surplomber le lac du haut d’un bordé de dreadnought. Épaulement rabotés, dos de baleine, écailles de tortue, ce sont les formes que le granit ici répète à satiété : pas de sol, pas même une pellicule de terre de bruyère : on dirait que toute la Scandinavie, ses ballasts expurgés par la fonte des glaciers énormes, émerge de la mer comme l’échine d’un sous-marin étanche et boulonné. Nulle trace de remblai, nul colmatage ; le long de la rive basse du golfe de Bothnie, le dallage bossu plonge sous la mer comme le pavé d’un gué ; même les petits lacs se ceignent d’un anneau de granit nu ou de porphyre, comme la flaque d’un bénitier.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 231-232.

David Farreny, 20 oct. 2014

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