profond comme le fer de bêche et large comme un vicomté de matou
sans limite par le haut seulement où la lune roule et parfois fend
lieu connu inconnu où courir où se lover un continent un trou
Michel Besnier, tiré à part, Folle Avoine, p. 1.
Plus tard nous est venue cette susceptibilité d’épiderme qui rend blessantes la pierre, l’avoine et la pluie et dont l’esprit, l’âme, la chose pensante — peu importe le nom — pourrait n’être après tout que l’exaspération hypostasiée.
Pierre Bergounioux, Points cardinaux, Fata Morgana, p. 40.
Tant qu’il occupe un espace en surface, un corps peut être considéré comme vivant. Avant cela il n’y a pas de terme pour le définir, ou alors les brouillards du Rhône, proposition poétique mais non heuristique.
Jean-Jacques Bonvin, La résistance des matériaux, Melchior, p. 36.
Je ne me repose bien que si les autres travaillent ; autrement ce n’est pas complet.
Paul Morand, « 1er juin 1974 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 265.
Ni vu ni connu, vous glissez-vous dans votre vie désertée ?
Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 55.
Cela signifie que la vie de la majorité des gens n’est plus faite que d’animus – contrainte, effort, mise à disposition de son être. L’anima, cette marge de quant-à-soi, cette puissance de récupération, de repos, de latence, indispensable à l’équilibre du psychisme humain, a été bannie de nos existences.
Si le rêve est bien ce mouvement par lequel on confirme et approfondit sa propre participation au monde, encore faut-il, pour l’accomplir, pouvoir accéder librement et à soi, et au monde. Pour la plupart des gens, ce n’est aujourd’hui pas le cas. Et, en effet, à y bien réfléchir, ce qui nous maintient dans un exil qui serre le cœur a toujours à voir avec le travail – ou alors avec son absence, ou avec la peur de le perdre.
Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 47.
Fausses beautés qui tant troublèrent notre chair
fausses beautés qui tant, un jour, nous furent chères
pénélopes usées, juliettes avachies
— aviez-vous eu pitié du voyageur ? A-t-il
eu pitié de vos chairs molles et misérables
ô mal-aimées ? flottant sur l’eau comme des algues
sœurs des brouillards verdâtres et des fanaux douteux
— vies sans importance !
— parapluies oubliés !
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 60.
Il y avait dans le paysage, jusque dans les années 70, une stabilité et une inertie toute séculaire. Les vieilles fermes au coin des routes. Les choses avaient une force placide, une pesanteur. Le sentiment du monde était écrasant.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 80.
Le réel, le monde tangible. Le décor pratique, celui qui fait la toile de fond de notre présence au monde.
Celui que les enfants ne gouvernent pas et que leur organisent les adultes ; leur frénésie de tuteurs affairés et pressés, souvent irascibles au moment des transitions vers d’autres univers. Leur mécano du quotidien, qui a souvent pour public la distraction des petits.
La noria des gestes refaits chaque jour.
Les gestes opiniâtres et répétitifs, le corset de nos jours. La Maison. L’école.
Et puis le reste, ce qui ne se voit pas dans le décor. Les pensées, les envies, les rêves, les cauchemars, les détestations : la lune.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 99.
Chevillé au corps, le style est aussi une malédiction, comme tout ce qui nous constitue, il pèse. L’écrivain peut en être las, comme de son éternelle figure, de ses réflexes, de toutes ses façons d’être si prévisibles. C’est une ornière encore, même si elle s’écarte des sentiers battus, même si elle est moins rectiligne que l’ordinaire sillon, moins parallèle aux autres sillons, même si le tour d’esprit qui en ordonne le tracé est décidément mal adapté au joug conçu pour la double échine d’une paire de bœufs. Il va devoir s’y résoudre, pourtant, au risque aussi de la solitude et du malentendu.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 90.
Écrire sert à faire sentir la consistance de vide des actions humaines. Voilà à quoi sert la littérature.
Philippe Muray, « 8 août 1985 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 557.
S’inféoder, s’assujettir, telle est la grande affaire de tous. C’est précisément ce à quoi le sceptique se refuse. Il sait pourtant que dès que l’on sert on est sauvé, puisqu’on a choisi ; et tout choix est un défi au vague, à la malédiction, à l’infini. Les hommes ont besoin de point d’appui, ils veulent la certitude coûte que coûte, même aux dépens de la vérité. Comme elle est revigorante, et qu’ils ne peuvent s’en passer, alors même qu’ils la savent mensongère, aucun scrupule ne les retiendra dans leurs efforts pour l’obtenir.
Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 565.
De tous les moyens qu’utilisent nos contemporains pour nous assommer, le plus efficace est de s’étendre sur ce qu’ils font dans la vie. Ils cherchent à témoigner ainsi du fait qu’ils ont une existence sociale, qu’ils jouent un rôle dans l’économie, l’éducation, la culture, le sport, bref, que ce sont des acteurs – et cela les rassure comme des enfants qui chantent dans le noir pour conjurer leur frayeur. En attendant, ils nous assomment.
Frédéric Schiffter, « épilogue », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.