Les Norvégiens sont translucides ; exposés au soleil, ils meurent presque aussitôt.
Michel Houellebecq, Lanzarote, Flammarion, p. 18.
Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n’aurait su dire ce qu’on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 79.
Que la fenêtre donnait sur la rue, si peu. Parce qu’au bout du couloir il y avait bien une porte, qui donnait sur la rue, et qui maintenant est l’entrée principale du cabinet médical. Mais nous on ne s’en servait pas, on passait par le jardin, et la cuisine. Dans le couloir il y avait quoi ? Je n’en sais plus rien. J’y verrais bien une machine à coudre Singer, ancien modèle à pédalier, avec son couvercle, mais peut-être j’invente. J’ai souvenir de cette ombre, je dois faire avec l’ombre.
François Bon, Mécanique, Verdier, pp. 36-37.
Une demeure (cabane, chambre, terrier ou nid) n’est que la réalisation au-dehors de cette impression d’intérieur que l’on a de son propre corps.
Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 98.
Peut-être, dans le noir de la nuit, après une journée décomposante, cela dit « tranquillise-toi, tu as encore une chambre ».
Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 469.
Il y a du feu. Nous le cherchons dans les ombres,
dans l’hiver des chambres vides où veillent
des objets obscurs, nous le cherchons
Dans les prisons, les gares, les alphabets, les chiffres.
Peut-être aussi est-il dans la nuit du corps,
Dans le réseau des nerfs et du sang,
aspiré vers le haut, il tourne sur lui-même
et dicte les mots du Commencement.
Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard, p. 84.
L’œil équidistant de la lune quand on se déplace.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 103.
Malentendu : écrire éloignerait l’écrivain de la réalité, le couperait de la vie, dit-on, alors que celui-ci fait au contraire, sans divertissement ni autre faux-fuyant, l’expérience de la vie même en acceptant justement la solitude essentielle de l’être – celle de la naissance et de la mort, celle à laquelle nous sommes ramenés toujours par les deuils et les ruptures, quand se défont les fusions, les osmoses – et en s’efforçant de rendre celle-ci féconde.
(L’osmose entre deux êtres ne dure que tant qu’ils se croisent.)
(D’autrui ne me parvient le plus souvent que la basse obsédante, martelée, insupportable.)
Éric Chevillard, « mardi 24 septembre 2013 », L’autofictif. 🔗
Le tribunal militaire devant lequel il comparut eut tôt fait de prononcer sa sentence et il fut exilé à Vologda, une localité oubliée de Dieu, située quelque part dans la contrée désolée qui s’étend au-delà de Nijni-Novgorod. Vologda, comme l’écrit Apollo Korzeniowski à son cousin au cours de l’été 1863, n’est qu’un trou marécageux où rues et chemins sont faits de troncs d’arbres abattus. Les maisons, mais aussi les palais de planches de la noblesse provinciale, peints de couleurs vives, se dressent sur des pilotis au beau milieu du marais. Aux alentours, tout se noie, pourrit et se dégrade. Il n’y a que deux saisons, un hiver blanc et un vert. Neuf mois durant, l’air glacial descend de la mer du Nord. Le thermomètre tombe jusqu’à des températures inimaginablement basses. On est entouré de ténèbres impénétrables. Durant l’hiver vert, il pleut sans interruption. La boue s’infiltre par les portes. La rigidité cadavérique se mue en un affreux marasme. Durant l’hiver blanc, tout est mort, durant l’hiver vert, tout agonise.
Winfried Georg Sebald, Les anneaux de Saturne, Actes Sud, pp. 127-128.
Nietzsche dans un brouillon de lettre à Wagner : « Ma besogne d’écrivain comporte pour moi cette conséquence désagréable de remettre en question quelque chose de mes relations personnelles toutes les fois que je publie un écrit, quelque chose qu’il me faut ensuite colmater à grand renfort d’humanité »… C’est exactement ça que je ressens. Plus que ce que tu as dit est horrible, plus tu es encouragé à être gentil pour en effacer le sens, ou plutôt pour montrer à tout le monde que c’était seulement de la littérature.
Philippe Muray, « 6 décembre 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 525.
Ce qu’il y a d’un peu délicat dans l’homme ne sympathise qu’avec des fantômes et des ombres.
Henri de Régnier, « Le bonheur des autres ne suffit pas », L’égoïste est celui qui ne pense pas à moi, Flammarion, p. 42.