treuil

Il avait toujours rêvé de n’être relié au monde que par un regard immobile et tenu, comme un filet d’eau qui ne tombe pas, ne se divise pas, mais renouvelle son équilibre et son silence. On ne le sut qu’après : son regard était un câble enroulé au treuil du fond des vases.

Michel Besnier, Un lièvre en son gîte, Folle Avoine, p. 75.

David Farreny, 24 mars 2002
Création

Nous sommes plongés dans l’aventure de la Création, exploit des plus redoutables, sans « fins morales », et peut-être sans signification ; et quoique l’idée et l’initiative en reviennent à Dieu, nous ne saurions lui en vouloir, tant est grand à nos yeux son prestige de premier coupable. En faisant de nous ses complices, il nous associa à cet immense mouvement de solidarité dans le mal, qui soutient et affermit la confusion universelle.

Emil Cioran, Essai sur la pensée réactionnaire, Fata Morgana, p. 28.

Guillaume Colnot, 11 juin 2004
giflait

Près de nous, un vieux poirier tordait sa pyramide de branches, mangées de lichens et de mousses… quelques poires y pendaient à portée de la main… une pie jacassait, ironiquement, au haut d’un châtaignier voisin… tapi derrière la bordure de buis, le chat giflait un bourdon… Le silence devenait de plus en plus pénible, pour Monsieur… Enfin, après des efforts presque douloureux, des efforts qui amenaient sur ses lèvres de grotesques grimaces, monsieur me demanda :

— Aimez-vous les poires, Célestine ?

— Oui, monsieur…

Je ne désarmais pas… Je répondais sur un ton d’indifférence hautaine. Dans la crainte d’être surpris par sa femme, il hésita quelques secondes… et soudain, comme un enfant maraudeur, il détacha une poire de l’arbre et me la donna… Ah ! Si piteusement ! Ses genoux fléchissaient… sa main tremblait…

Octave Mirbeau, Le journal d’une femme de chambre, Gallimard, p. 85.

Cécile Carret, 11 mars 2007
détour

Tel est le fond de la triste nature que j’ai touchée en dotation pour le détour par la vie.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 294.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
instable

À mesure que mon esprit se développait, il prenait le tour d’une paresse rêveuse, instable, changeant souvent de prétexte, le tour d’une curiosité dévorante et dévorée. J’étais entré dans un monde de pressentiments, de tendances qui se détruisaient par suite des soubresauts brusques, des hauts et bas de la grâce. J’en tirais le sentiment angoissé d’être la proie d’une fatalité obscure. Je me rendis compte d’un seul coup des difficultés dans lesquelles mon caractère m’engageait à tout jamais avec la société : mon ancienne solitude, le plus souvent douce et mélancolique, s’était tournée en originalité involontaire et assez agressive, en excentricité que je tâchais de restreindre, mais qui se décelait. Les hommes commençaient à m’avoir à l’œil.

Pierre Drieu La Rochelle, « Récit secret », Récit secret. Journal 1944-1945. Exorde, Gallimard, p. 22.

David Farreny, 5 juil. 2009
acquiert

L’autorité de la chose imprimée ne laisse de m’étonner.

Les mous et les lâches se raffermissent en se faisant imprimer, semble-t-il. Leur pensée confuse acquiert de ce seul fait une netteté et une sûreté trompeuses, et de même l’invertébré coulé dans le ciment se tient tout de suite beaucoup plus droit. Pour autant, la confusion demeure, ainsi appareillée plus néfaste encore, les maladresses d’écriture passent pour de folles audaces formelles, le poète écroulé dans son vomi s’est juste autorisé quelques licences comme il en a traditionnellement le droit, et toute combinaison singulière de négligences et de grossièretés se donne pour un style original. Mais, si la chose imprimée inspire un tel respect, que dire alors de la chose brodée ?

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 63.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
représentation

Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

Guy Debord, « La séparation achevée », La société du spectacle, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 18 mars 2012
calvinisme

« C’est un homme comme vous et moi ! » m’a-t-il assuré avant de se rendre compte de la bêtise qu’il proférait, et puis me regardant en souriant, se remettant de lui-même à sa place : celle d’un chauffeur, quoiqu’il fût surtout instituteur et travaillât comme chauffeur, l’été, pour arrondir ses fins de mois.

Il m’a parlé plus librement du baryton, le disant généreux, drôle, séduisant, pourvu même d’une copine.

« Une copine ? » ai-je répété, aussi agacé par ce mot que par l’adjectif « sympa », et inquiet de savoir quelle femme accepterait de coucher avec un gnome, sinon, peut-être, une prostituée ou une actrice de films pornographiques spécialisés.

« Oui, une femme qui le suit partout.

— Une groupie ?

— Non, une femme normale », a-t-il fini par dire, sans se rendre compte de l’ambiguïté de l’adjectif normal, souriant doucement comme on le fait lorsqu’on évoque un maître qui témoigne de la bonté, sans entrer dans les détails auxquels nous pensions tous deux, sur cette terre calviniste, songeant, moi, qu’il ne pouvait faire l’amour que d’une seule manière, allongé à la façon d’une divinité priapique, et que la femme que j’avais vue avec lui devait avoir un rôle avant tout hygiénique, consolateur, maternel.

« En tout cas, il n’est pas laid, ai-je murmuré.

— Et pourquoi le serait-il ?

— C’est quand même un gnome. Une espèce de monstre. »

Pour un peu, le chauffeur m’aurait jeté par la portière ; mais ce vertueux, cet indigné, qui rêvait de venger son ami d’un soir, était bridé par son calvinisme.

Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 143.

David Farreny, 27 sept. 2012

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