affirmations

Tout le charme de ce genre de doute réside dans un paradoxe bizarre, qui fait qu’un individu ne croyant à rien préconise néanmoins des attitudes, des convictions, des idées, se prononce sur toutes les questions, lutte contre ses adversaires, adhère à un mouvement politique.

Des affirmations sans système jaillissent soudain, pareilles à des explosions, à des incandescences isolées, d’un éclat aveuglant.

Emil Cioran, « Une étrange forme de scepticisme », Solitude et destin, Gallimard, pp. 201-202.

David Farreny, 24 juin 2005
thé

En face de moi, un bol de thé. [Interruption : bu le thé.]

Renaud Camus, « jeudi 17 mars 1977 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1582.

David Farreny, 1er mars 2008
peu

La religion des Mazanites déplaît aux Hulabures et les révolte. Ils se sentent couler dans une vaste infection, quand ils y songent.

Pourtant les Mazanites trouvent leur religion, le chemin évident vers la sainteté et le déploiement naturel de ce qui élève l’homme et compte véritablement en lui. Ils ont d’ailleurs trois cultes. Mais les Hulabures n’en voient qu’un. Un qu’ils détestent.

Les Hulabures font donc la guerre aux Mazanites et souvent avec succès.

Les Hulabures attachent leurs prisonniers de guerre avec un crochet à la langue, un crochet au nez, un crochet à la lèvre supérieure et deux autres petits crochets aux oreilles.

Quand ils ont pu employer de la sorte une trentaine d’hameçons, ils sont fiers et en paix avec eux-mêmes ; la noblesse éclate sur leurs visages. Ils font ça pour Dieu… je veux dire pour Celui de leur nation, pour l’honneur du pays, enfin, peu importe, entraînés par un sentiment élevé, austère et de sacrifice de soi.

Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 41.

David Farreny, 4 mars 2008
détour

Tel est le fond de la triste nature que j’ai touchée en dotation pour le détour par la vie.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er avril 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 294.

Élisabeth Mazeron, 11 nov. 2008
aussi

Dans une encyclopédie russe, je vois le portrait du Gaon lui-même : visage fanatique, yeux brûlants, bouche aux contours fermes, barbe flamboyante. Les visages des hommes sages accrochés au mur de la salle de lecture sont plus doux, plus chauds, mais ils pâlissent à côté de celui du Gaon. Tout comme ce qui est doux, sage, pâlit à côté de ce qui est violent. Aujourd’hui. Mais demain, ce qui est violent aussi aura disparu.

Alfred Döblin, « Voyage en Pologne », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, pp. 31-32.

David Farreny, 17 nov. 2009
cassable

Je ne souhaite la mort de personne, mais pour Z., il serait temps de disparaître, en beauté ; comme j’ai dit à S., « elle n’a pas su blanchir » (comme tant de blondes). Elle en est au toupet roux et aux fausses dents. Elle se minéralise, de plus en plus cassable.

Paul Morand, « 1er janvier 1973 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 10.

David Farreny, 7 août 2010
fusion

La compréhension d’une langue ne doit rien à la traduction, on n’apprend jamais dans l’enfance une langue en la faisant passer par l’autre, bien au contraire. Le français, d’emblée, a pris place en moi, et aucune tournure, aucun mot jamais ne me parurent étrangers, ils m’étaient familiers comme depuis toujours.

C’est peut-être l’une des propriétés de la langue française de tout de suite se situer dans l’intimité corporelle de celui qui parle. Or ma langue maternelle, l’allemand, que bien sûr je possède à l’égal du français et dans laquelle j’écris aussi, ne m’a jamais, pas même dans l’enfance, donné cette impression de fusion, comme si l’allemand faisait moins la part de chacun, mais contraignait de toute façon à une participation sonore qui engage plus le corps : il faut respirer à fond pour parler allemand, plus déployer la cage thoracique. Il oblige l’âme davantage, en lui permettant moins d’échapper à une armature linguistique plus contraignante. De plus, les Français parlaient tout autrement aux enfants que les Allemands, sans le timbre de voix mièvre et traînard. L’allemand employé pour s’adresser aux enfants est parlé d’une voix de tête qui simule l’affection. Il prend presque toujours un côté démonstratif mignard et menteur qui m’avait toujours fait peur : les gens qui parlent ainsi aux enfants peuvent tout aussi bien les étrangler, vite fait.

Le français donne une impression d’indifférence, de distance, comme si la langue vous laissait libre, comme si l’ensemble du vocabulaire et une certaine confusion grammaticale laissait plus d’échappées et comme s’il était plus facile qu’en allemand d’y prendre la clé des champs et d’y garder son quant-à-soi. C’est une langue d’intérieur faite pour être parlée dans des maisons avec de grandes fenêtres et des tapisseries à fleurs. C’est une langue souple et rassurante, la langue de la connivence, qui permet d’échanger bien des choses non dites cachées sous les mots.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 177.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
regarde

Tout en l’écoutant me répondre, je l’ai observé, poser des questions est le meilleur moyen pour ça, me disais-je, parce que pendant ce temps-là les gens ne se doutent de rien, ils pensent qu’on les écoute et pas du tout, on les regarde, le visage, surtout, la bouche en mouvement, les expressions, l’allure […].

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 138.

Cécile Carret, 30 sept. 2011
chevillard

CHEVILLARD : Boucher d’abattoir qui vend sa viande en gros ou demi-gros, prétend le dictionnaire, c’est mal me connaître : je vends très peu, toujours au détail. Vraiment, on se demande parfois quels historiographes incultes ou négligents se chargent de rédiger les notices consacrées aux grands hommes.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 167.

Cécile Carret, 9 mars 2014
ouï-dire

(Sans doute l’enfance est-elle enchantée parce que tout ce qu’elle découvre s’est produit avant elle, avant la naissance, parce qu’elle observe les effets dont elle ne connaît les causes que par ouï-dire — et ainsi, en vieillissant, l’on pénètre la nature des choses, l’on voit les maisons se construire, les routes se dérouler sur les landes, les ponts s’élancer au-dessus des rivières, et, le progrès technique accélérant sa marche, dévorant le passé, on en vient à ne plus être entouré que d’objets, de décors, de paysages et d’êtres apparus au monde après nous, dont on a connu l’avènement puis l’ascension, auxquels on réserve cette familiarité qu’on ne témoigne pas aux dieux qui nous ont précédés et instruits.)

Thierry Laget, Provinces, L’Arbre vengeur, pp. 21-22.

David Farreny, 20 juil. 2014
fourrure

En face, dans ce qui semble être une île inhabitée, une végétation rêche et hirsute, une broussaille courtaude de plantes rudérales vient battre la base remblayée des talus de ciment. Plutôt que de regarder ce fleuve — non, ce plan d’eau — mort et souillé, cette végétation de rebut qui sert de fourrure miteuse au béton (la société des plantes, grâce à l’homme, est maintenant dotée aussi de ses bidonvilles) rentrons à l’hôtel et couchons-nous. Et même pas de sommeil bien ivre sur la grève : le Rhône n’en a plus, tout comme il n’a plus d’autre mugissement que la double chaîne sans fin de véhicules de ses deux rives.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 16-17.

David Farreny, 18 oct. 2014
langue

À ma gauche, j’écoute deux étrangères de trente ans qui se parlent dans une langue non identifiable.

— Bouchkaboubou.

— Heuseu slava gan stein.

— Hi, jasdagulak.

— Esenéïr bogatz, eeeeuuh ein oyé. Eu marve stert.

— Tesheu ?

— Tesheu. Viram golo. Ashimoul vorfitz. Tchoutchov gléglé. Am gouillé.

— Di barbe choudoum pstt kator.

— Ya. Estaïvitz.

— Oto. Varfritz.

— Ein tofatz…

— Toucham baba iza.

— Daloum poutza lé vieille.

— Ya, ah, ah ! Zim katoum, ah, ah !

— Nasofil.

— Lam gacheu teuleum.

— Degoulam van de pleu.

— Doum gueubam.

 

Deux Espagnols de leur âge viennent s’asseoir à côté d’elles. Elles baissent la voix, et les regardant en coin :

— Sisooo. Chu. Mitchebao.

— Gloudang, dong ving vang.

— Heurch, heurch. Achodam ail gone yé. Iso tarte chun.

 

Puis, main sur la bouche, comme s’ils pouvaient comprendre :

— Chougar ervest, tékaotz, tékaotz, ein schreume.

— Ali caban, meik kas gleunt.

Édouard Levé, « Terrasse », Inédits, P.O.L..

David Farreny, 25 mai 2024

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