ami

Certains de nos camarades constatent parfois que le bonhomme tente de s’éloigner. N’écoutant que son désordre, il se rapproche de la falaise tout en nous remerciant de l’avoir entraîné dans cette promenade. Nos compagnons qui se tiennent là où les arbres cessent de pousser dans la pente trop oblique voient Morlin s’asseoir, placer les coudes en arrière, se propulser d’un coup de bassin et aller d’un rocher contre l’autre, jusqu’à plus complète immobilité. Ils le relèvent encore, ils reboutonnent sa redingote. Mais nous savons qui il est, aucun d’entre nous ne s’autorise à porter la main sur lui plus de quelques minutes. La redingote présente de larges échancrures, ses lambeaux parallèles tombent sous les hanches de l’ami.

François Rosset, Froideur, Michalon, p. 58.

David Farreny, 15 nov. 2002
existence

Des professeurs parlent de la difficulté qu’ils rencontrent à faire leur métier face à des classes dont les effectifs sont à quatre-vingt-dix pour cent composés d’étrangers ou d’enfants d’étrangers — mais bien entendu ces classes-là ne sont sans doute pas, elles, majoritaires…

Contre-épreuve, on voit aussi quelques images de la rentrée des classes en Suède : là-bas tous les enfants ou presque sont de type emphatiquement “suédois” ; tandis qu’il est désormais tout à fait impossible, évidemment, et pour des raisons d’ordre divers, de parler d’enfants de type “français”.

Dommage, c’était un type que j’aimais — pas plus que les autres, d’ailleurs : mais j’aimais son existence.

Renaud Camus, « mercredi 4 septembre 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, p. 412.

David Farreny, 3 juil. 2005
index

Swann aurait eu plaisir, sans doute, à s’asseoir un moment sur ce rocher qui n’est, en lui-même, qu’un émoi de gros cailloux sans conséquence. La vue embrasse, de là, un haut plateau en cirque sur la rive gauche de la Cure. Près du village du Vieux-Dun se trouvait, d’après Chemin faisant, un oppidum. Lacarrière relate qu’il a cherché en vain, dans ce village « si peu gaulois », un café, mais qu’en pénétrant, un peu plus au sud, dans le hameau de Mézauguichard, il y découvrit une « buvette » (ce mot lui plaît), La Petite Halte. Il ne trouva, à l’intérieur, que trois ou quatre vieillards qui parlaient de la mort. Chemin faisant n’a pas encore, sans doute, le statut de classique littéraire et pourtant j’ai eu un plaisir étrange à découvrir cette buvette perdue, parce qu’un livre en parlait. Je lis la France. Le monde est un index fautif à la bibliothèque universelle, un instrument cafouilleur de vérification chipoteuse.

Renaud Camus, « jeudi 24 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 63.

David Farreny, 30 juil. 2005
préciosité

Six heures… On a un continent en face de soi, pourtant, avec ses sommets, ses cités, ses routes et ses solitudes. Alentour, des pins, des parcs profonds, quelques balustrades, des terrasses. On s’assoit côte à côte à une branlante table de fer, devant le petit café qui jouxte la chapelle. On se tait, les mains se frôlent pour atteindre les verres ou se passer les jolies cartes postales anciennes qu’on vient d’acheter. On songe aux singularités du destin, à la fragilité des amours, à la tendresse des soirs, à la préciosité des moments, à des morts, à des disparus, à des oubliés, à des inoubliables qui vous oublient.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 247.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
abysses

Premièrement, Palafox peut rester jusqu’à quatre-vingt-dix minutes sous l’eau. C’est le privilège des amphibies, ayant le choix entre notre monde et les abysses, on les voit peu.

Éric Chevillard, Palafox, Minuit, p. 114.

David Farreny, 22 juin 2006
longue

La vie est plus longue que large.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 68.

David Farreny, 19 nov. 2006
morgue

Par la fenêtre, on voyait en bas la rue pluvieuse, goudron ravaudé et flaques de verre noir ; en haut le polygone du ciel, petit, joli. De côté, la lumière funèbre de la lune ; dessous, la morgue des nuages rigides dans des draps funestes. Nous fîmes une moue désapprobatrice et retournâmes au coin du feu. Frau Doktor me regarda non sans bienveillance ; et me régla pour mon confort la chaise longue encore plus méticuleusement, si bien que je me retrouvais presque couché sur le dos, assailli sans cesse par les flammes friponnes ; quant à elle, elle s’adossa décemment et fuma.

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 53.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
gratuité

Moi qui ne suis plus personne, je ressens, plus intensément sans doute que des gens plus assis et mieux installés dans la vie, l’absolue gratuité de ma présence en ville ; j’allais dire : sur terre, mais ce serait trop métaphysique… Dans le 15e, dans mon petit trou du 15e, c’est différent : je mets en place des habitudes, des liens sociaux dérisoires mais essentiels : loin de toute nostalgie, j’invente pour le moment présent des personnages et des situations qui m’aident à baliser le quotidien. Je suis comme au théâtre, mais à la fois acteur et spectateur. Dans les arrondissements qui me sont moins habituels, l’isolement qui m’a été imposé, ou que je me suis imposé, est la fois plus sensible et moins gênant : je ne suis plus qu’un étranger comme un autre, une sorte de touriste en visite dans la capitale.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 67.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
bureaux

Eh bien ! Barnabé n’a pas ce costume, ce n’est pas seulement humiliant, avilissant, ce qui serait encore supportable, mais, surtout aux heures pénibles — et nous en avons quelquefois, souvent même, Barnabé et moi — cela donne à douter de tout. Est-ce bien du service comtal ce que fait Barnabé, nous demandons-nous alors ; certes il entre dans les bureaux, mais les bureaux sont-ils le vrai Château ? Et même si certains bureaux font bien partie du Château, est-ce que ce sont ceux où il a le droit de pénétrer ? Il va dans des bureaux, mais dans une seule partie de l’ensemble des barreaux, après ceux-là il y a une barrière, et derrière cette barrière encore d’autres bureaux. On ne lui interdit pas précisément d’aller plus loin, mais comment irait-il plus loin, une fois qu’il a trouvé ses supérieurs, qu’ils ont liquidé ses affaires et qu’ils l’ont renvoyé ? Et puis on est observé constamment là-bas, on se le figure tout au moins. Et, même s’il allait plus loin, à quoi cela servirait-il s’il n’a pas de travail officiel, s’il se présente comme un intrus ? Il ne faut pas te représenter cette barrière comme une limite précise, Barnabé y insiste toujours. Il y a aussi des barrières dans les bureaux où il va, il existe donc des barrières qu’il passe, et elles n’ont pas l’air différentes de celles qu’il n’a pas encore passées, et c’est pourquoi on ne peut pas affirmer non plus a priori que les bureaux qui se trouvent derrière ces dernières barrières soient essentiellement différents de ceux où Barnabé a déjà pénétré. Ce n’est qu’aux heures pénibles dont je te parlais qu’on le croit. Et alors le doute va plus loin, on ne peut plus s’en défendre. Barnabé parle avec des fonctionnaires, Barnabé reçoit des messages à transmettre, mais de quels fonctionnaires, de quels messages s’agit-il ? Maintenant il est, comme il dit, affecté au service de Klamm et reçoit ses missions de Klamm personnellement. C’est énorme, bien des grands domestiques ne parviennent pas si loin, c’est même presque trop, c’est ce qu’il y a d’angoissant. Imagine : être affecté directement au service de Klamm ! Lui parler face à face ! Mais en est-il ainsi ? Oui il en est ainsi, il en est bien ainsi, mais pourquoi Barnabé doute-t-il donc que le fonctionnaire qu’on appelle Klamm dans ce bureau soit vraiment Klamm ?

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 669-670.

David Farreny, 24 oct. 2011
impossible

Dimanche atroce. Hier je reçois une lettre de N. : « Arrive demain… » Pas moyen de lui répondre, sinon par télégramme, et comment écrire un télégramme ? J’ai passé une mauvaise nuit, puis bien obligé d’aller la chercher à la gare, à huit heures. J’avais ma gueule impossible — impossible d’en avoir une autre — et je pensais à toute la journée qu’il faudrait passer. Je l’ai emmenée sur le port, nous avons bu du café, puis les heures avançaient quand même ; restaurant. L’après-midi, je l’ai traînée voir des amis à la Pointe du Leydé. Dès qu’elle me touchait, c’était affreux. Nous sommes revenus à cinq mètres l’un de l’autre, elle pleurant, moi sifflotant. Horrible. Enfin, à six heures, dans ma piaule, j’ai pris mon courage à deux ou trois mains, lui ai certifié que j’étais incapable d’aimer qui que ce soit, sinon n’importe qui, dans la rue, comme ça, et après bien des larmes, elle est repartie passer toute la nuit dans le train. Pauvres êtres que nous sommes.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, pp. 279-280.

David Farreny, 27 mars 2012
merles

La mort est claire dans le ruisseau

et sauvage dans la lune

et claire

comme le soir venu l’étoile frémit

étrangère devant ma porte

la mort est claire

comme le miel en août

aussi claire est cette mort

et elle m’est fidèle

quand arrive l’hiver

oh Seigneur

envoie-moi une mort

que j’aie froid

et que la langue me vienne dans la mer

et près du feu

Seigneur

La mort dans la nuit attaque le tronc d’arbre

et le sommeil de quelques merles

dans les obscurités.

Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, La Différence, p. 63.

David Farreny, 26 juin 2012
déprécier

C’est s’abaisser que de déprécier après coup un bonheur perdu.

Jack-Alain Léger, « Memento mori », Ma vie (titre provisoire), Salvy, p. 98.

David Farreny, 16 oct. 2014

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer