sache

Je ne sache pas qu’il y ait un sens à la vie.

Pierre Bergounioux, La casse, Fata Morgana, p. 9.

David Farreny, 23 mars 2002
pas

Supposons alors qu’ils aient vu ce qu’ils faisaient pour ce que c’était, le troc épuisant de tout leur temps contre la possibilité précaire de rester dans le temps. Eh bien, non seulement ils n’en auraient tiré nul profit mais cette connaissance, ce détachement, pour léger qu’il fût, leur aurait été préjudiciable en l’absence d’alternative. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer et qu’il est beaucoup plus facile de le faire sans y penser que de s’y remettre avec la pensée qu’après tout, on pourrait aussi bien arrêter. Aux difficultés habituelles s’ajoute celle, désormais de repousser l’éventualité que la moindre réflexion éveille aussitôt, la possibilité du contraire, la douceur de ne pas.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
paroxysme

Le monde est une souffrance déployée. À son origine, il y a un nœud de souffrance. Toute existence est une expansion, et un écrasement. Toutes les choses souffrent, jusqu’à ce qu’elles soient. Le néant vibre de douleur, jusqu’à parvenir à l’être : dans un abject paroxysme.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 11.

David Farreny, 18 sept. 2006
refroidissement

Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie.

Et puis pourquoi s’obstiner à parler de ce voyage ? quel rapport avec ma vie présente ? aucun, et je n’ai plus de présent. Les pages s’amoncellent, j’écorne un peu d’argent qu’on m’a donné, je suis presque un mort pour ma femme qui est bien bonne de n’avoir pas encore mis la clé sous la porte. Je passe de la rêverie stérile à la panique, ne renonçant pas, n’en pouvant plus, et refusant de rien entreprendre d’autre par peur de compromettre ce récit fantôme qui me dévore sans engraisser, et dont certains me demandent parfois des nouvelles avec une impatience où commence à percer la dérision. Si je pouvais lui donner d’un coup toute ma viande et qu’il soit fini ! mais ce genre de transfiguration est impossible, la faculté de subir et d’endurer ne remplaçant jamais, je le sais, l’invention. (De l’endurance, j’en ai plus qu’il n’en faut : maigre cadeau des fées.) Non, il faut en passer par la progression, la paille au tas, la durée.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 406.

Cécile Carret, 11 déc. 2007
rincée

Puis, dans toute son extension, la mer parut, le bateau gronda et prit de la vitesse. L’eau, très basse au-dessous de nous, que l’étrave ouvrait en éventail, chassant l’un après l’autre ses plis, qui s’écroulaient et se dissolvaient comme une lessive rincée, prenait au loin un aspect lisse, avec des friselis épars, dont l’éclat ne durait que quelques secondes, répercutés en chaîne, naissant et mourant dans le clignement de nos yeux, que nous ne tardâmes pas à protéger.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 88.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
point

Donc rester assis. Survoler des yeux écarquillés les plates-bandes d’idées. […] Le mur blanc me regardait, comme toujours, paisiblement ; paisiblement ; — pai. Si. Blement. – – (Le gros point brillant dans la serrure de la porte, c’était le bout de la tige – de la clé ; très brillant. Brillant gênant en fait ; je décidai d’y coller demain un rond de papier.)

Arno Schmidt, « Échange de clés », Histoires, Tristram, p. 70.

Cécile Carret, 22 nov. 2009
jour

La rue est indiscutablement belle. La rue est millionnaire. Attirante. Captivante. Ensorcelante. Envoûtante. Louise tire son mari vers les images, les vitrines, les bazars, les arcades, les boulevards, les trottoirs, les éclairages, les conversations au néon, les signaux alarmants, excitants, les sémaphores insolites, les panneaux publicitaires et sensationnels. L’extravagante nuit. Comme-en-plein-jour.

Dans la rue, on croise les autres. Pressés. Inquiets. Avides. Quêtant du regard les cascades de lumière. Les yeux éblouis. Papillotants. Fascinés. Les autres. Des Fernande. Des Louise. Des Marcel. Des André.

La rue tentatrice ouverte à tous gratuitement. La rue spectacle permanent. Sans entrée. Sans sortie. Sans porte. Sans guichet. Châteaux illuminés éclatants. Châteaux du vingtième siècle. Pour les yeux éperdus d’étonnement. Ciel neuf et bariolé. À grands traits dessinés. Vite lu. Vite exploré. Ciel facile. Dans la cire molle de l’esprit paresseux, ciel facilement imprimé.

Comme de vastes écrins béants s’étalent des boulevards brillants.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 37.

Cécile Carret, 18 mars 2010
voulait

Elle a senti son cœur sous sa peau brûlante qui battait. Puis il l’a embrassée comme si elle avait dans la bouche quelque chose qu’il voulait. Des mots, sans doute.

Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 25.

Cécile Carret, 19 déc. 2010
fonce

Merde, le con, il est là, dit-il.

En effet, presque en haut, au moment où le plan de son regard rejoint le plan du quai, au ras du sol, il le voit qui est là, bleu et rouge, immobile, avec ses portes grandes ouvertes, ses fenêtres avec ces gens tranquillement assis qui regardent ailleurs, qui attendant, il les voit en même temps qu’il entend le signal :

Laaaaaaaaa.

Tu peux l’avoir, se dit-il. Non. Je te dis que tu peux l’avoir. Je te dis que non. Et moi je te dis que si. Allez, cavale, cavale, t’as le temps. Non. Je te dis que t’as le temps. Et moi je te dis merde. Pauvre con. Vas-y, nom de dieu, tu peux y arriver. Essaie, au moins, une fois dans ta vie, ne laisse pas tomber, tu laisses toujours tomber, défends-toi, bon dieu, allez, vas-y, fonce, fonce, alors il fonce.

Plus que dix mètres à courir.

Laaaaaaaaa.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 49.

Cécile Carret, 4 mars 2012
mer

Cependant le médecin-major, quand ils sortirent du tunnel dans un virage, tendit son index bagué de cornaline dans la lumière du soleil, et dit : « La voilà. »

Où ça ? Elle était là, en dessous de lui, devant lui, elle était vraiment là, c’était la mer, la mer elle-même, calme et bleue, telle qu’il l’avait vue sur la carte murale de l’école primaire. Seulement un petit coin de mer, le golfe de Fiume, un petit pan du Quartnéro. La bouche ouverte, il la fixait. Mais il ne put même pas jouir de son émerveillement, elle avait déjà disparu. La mer jouait à cache-cache avec lui.

C’est plus tard qu’elle se déploya devant lui, longtemps après, dans sa paisible majesté.

Il ne l’avait pas rêvée plus belle ni plus vaste. Elle l’était bien d’avantage qu’il ne l’avait imaginé jadis. Un bleu lisse, infini, dessus les barques, coquilles de noix ébréchées et voiles blanches, oranges, noires, basculant de biais comme des ailes de papillon exténués venus se poser sur le miroir de l’eau pour y boire. Il n’entendait pas le murmure des vagues. Il ne les voyait pas retomber. Les bateaux eux-mêmes ne bougeaient pas plus vite que ses propres jouets d’autrefois, que sa main d’enfant tirait en tous sens dans une cuvette. Pourtant elle était solennelle, elle était gigantesque, dans son unique, son antique auréole de millénaires.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 68.

Cécile Carret, 26 août 2012
console

Avec E. au restaurant Belvédère, près du pont de Stralau. Elle espère encore, ou feint d’espérer une issue heureuse. Bu du vin. Elle a les larmes aux yeux. Des bateaux partent pour Grünau et Schwertau. Beaucoup de monde. Musique. E. me console, bien que je ne sois pas triste, ou plutôt je suis simplement triste d’être ce que je suis et en cela je suis inconsolable.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 353.

David Farreny, 28 oct. 2012
Limoges

C’est-à-dire que, si j’avais eu précédemment l’impression d’arriver quelque part en entrant dans Limoges, le fait d’y avoir rencontré Antoine Levasseur annulait plus ou moins la nouveauté de ma découverte, et, bien que je ne recherchasse pas précisément la nouveauté, bien que je fusse d’abord soucieux d’anonymat, j’avais nettement l’impression que, concernant Limoges, je devais abandonner l’espoir de m’y avancer en terrain vierge. Et même, pensais-je, de m’y faire en quelque façon mon trou, de m’y cacher, de m’y dissoudre. Antoine Levasseur, par son surgissement suivi de la pression de sa main, venait d’oblitérer la ville, il venait de l’invalider. Je pouvais aussi bien jeter Limoges, qui avait en somme déjà servi.

Christian Oster, Massif central, L'Olivier, p. 57.

David Farreny, 28 fév. 2024

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