virtuose

Le pianiste avait enfourché Brahms et galopait. Personne, à la vérité, n’aurait su dire ce qu’on était en train de jouer, la perfection du virtuose nous empêchant de nous concentrer sur Brahms, la perfection de Brahms distrayant notre attention du virtuose. Et pourtant il arriva au poteau. Applaudissements.

Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 79.

David Farreny, 24 mars 2002
botanique

Je reviens moi-même du midi où j’ai laissé Jacqueline et François V.R. achever août et l’été sur sa chute. Nous avons passé là des jours simplement heureux, confortant nos idées, prolongeant notre inquiétude tard dans les nuits qu’on aime tant qu’on se relève pour en presser les odeurs, les chants, les douceurs, la botanique.

Dominique de Roux, « lettre à Robert Vallery-Radot (28 août 1966) », Il faut partir, Fayard, p. 223.

David Farreny, 21 août 2008
inconnus

Nous habitions place du Marché, dans une de ces maisons sombres, aux façades vives et aveugles, qu’il est impossible d’identifier.

C’était la cause d’erreurs continuelles. Car une fois qu’on se trompait de seuil, qu’on prenait par mégarde un autre escalier, on pénétrait dans un labyrinthe de logements inconnus, de vérandas, de courettes inattendues, qui vous faisait oublier peu à peu votre dessein initial et ce n’est qu’au bout de plusieurs jours, après d’étranges et tortueuses aventures, que l’on se rappelait avec remords, à l’aube grise, la maison paternelle.

Bruno Schulz, « La visitation », Les boutiques de canelle, Denoël, p. 49.

Cécile Carret, 5 déc. 2009
imbécillité

J’étais là, j’étais debout, c’était tout ce que je pouvais faire. J’avais cessé de comprendre. Ma curiosité intellectuelle, qui était à peu près ma seule fierté, faisait faillite ; je renonçais à l’analyse, aux hypothèses, à la méthode. Je ne gardais pour moi que ma stupeur et mon angoisse — ou plutôt c’était elles, en vérité, qui me gardaient, comme je m’approchais de moi-même, enfin, retrouvant mon imbécillité fondamentale et adhérant à elle, faisant corps avec elle dans ma toute-solitude et m’en tenant là.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, p. 62.

Élisabeth Mazeron, 16 mars 2010
sémantisme

C’est à sa voix qu’il aurait fallu s’en remettre, à ses gestes, à sa seule présence ; et ne tenir que très peu de compte de ses mots, qui eux n’ont pas grand sens, et qui l’étonnent sans cesse quand on les lui rappelle. Il s’étonne surtout qu’on ait pu leur porter assez d’attention pour s’en souvenir. Que ne fait-on comme lui, et n’imite-t-on son détachement parfait à leur égard, sa merveilleuse capacité d’indifférence et d’oubli ? Mais je n’ai pas su m’abandonner à ce sémantisme libéré du verbe et qui flotte dans l’air, s’accrochant un moment, comme une brume, à une intonation, une attitude, un regard. Je n’ai eu ni assez de patience ni assez d’amour. J’ai bêtement exigé des phrases, du bon sens bien français, clairement débité, avec des sujets, des verbes et des compléments à la parade. Or c’est manifestement ce que ce pauvre garçon est le moins capable d’offrir.

Renaud Camus, « dimanche 25 janvier 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, pp. 35-36.

Élisabeth Mazeron, 30 mars 2010
laissant

Que devient le corps intouché ?

Il essaie de s’oublier lui-même, dans la bonne santé, qui par définition est silencieuse et ne tourmente pas, ou dans les afflictions et les maladies, qui l’occupent.

On s’occupe de lui, qui est devenu notre enfant et dont on est responsable, comme on a appris à le faire (dans l’enfance, ou en devenant adulte, quand il fallu se rendre présentable ou désirable), on le lave sans s’attarder, on l’apprête un minimum, on se nourrit en le nourrissant.

Ou le corps s’abandonne peu à peu, avec notre complicité, il se résigne. Il s’habitue à mourir à lui-même. Il s’éloigne de soi. Il n’y pense pas (on n’y pense pas).

Le corps se désintéresse de la chose, laissant l’esprit seul avec les stimulations diverses, ce qu’on voit, ce dont on se souvient avec regret ou amertume.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 67.

Cécile Carret, 13 mars 2011
besoin

Et toi ? ai-je dit. Ça allait également. Il avait l’air sincère. J’ai espéré que moi aussi. J’avais une bonne voix, posée. Je ne me sentais pas inquiet. Si j’avais été sommé de faire le point, à ce moment, j’aurais dit que j’éprouvais seulement un gros besoin d’essence. D’avoir pas mal d’essence devant moi, dans un pays bien équipé en stations. On a raccroché en se disant qu’on se rappelait.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 14.

Cécile Carret, 25 sept. 2011
échappé

Je suppose que j’aurais dû me soucier plus tôt de savoir ce qu’il en était de cet escalier, à quoi il se rapportait, ce à quoi on pouvait s’attendre en l’occurrence et comment il fallait le prendre. C’est que tu n’as jamais entendu parler de cet escalier, me disais-je en guise d’excuse, et pourtant, les journaux et les livres passent continuellement au crible tout ce qui existe si peu que ce soit. Mais on n’y trouvait rien sur cet escalier. C’est possible, me disais-je, tu auras sans doute mal lu. Tu étais souvent distrait, tu as sauté des paragraphes, tu t’es même contenté de lire les titres, peut-être y parlait-on de l’escalier et cela t’a échappé. Et maintenant tu as précisément besoin de ce qui t’a échappé.

Franz Kafka, « Je suppose que j’aurais dû… », Œuvres complètes (2), Gallimard, pp. 472-473.

David Farreny, 16 déc. 2011
universalisme

Mieux, un groupe de Français est en train de parlementer avec le personnel de la Lufthansa, visiblement débordé. Il y a Michel, Serge, Didier, Jean-Pierre, les uns de mon âge, les autres nettement plus jeunes, tous également bruyants, volubiles, bêtes, très contents les uns des autres et chacun de soi-même. Ils sont surchargés de bagages et entendent introduire une planche à voile — « de compétition » — en cabine. Lorsque le steward allemand annonce que son propriétaire ne partira pas s’il ne se conforme pas au règlement, un des copains déclare, d’une voix ferme : « Alors, personne ne partira. » L’universalisme abstrait de la culture française.

Pierre Bergounioux, « jeudi 5 juillet 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 90-91.

David Farreny, 19 janv. 2012
comprend

La femme : « Aujourd’hui je suis allée en ville avec Stéphane. Il ne me comprend pas, les banques, les stations-service, les stations de métro, il trouve ça magnifique. »

L’éditeur : « Peut-être y a-t-il là-dedans une beauté nouvelle que nous ne pouvons simplement pas encore voir. »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 61.

Cécile Carret, 26 juin 2013

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