situer

Non, les mots ne sont pas faits pour désigner les choses. Ils sont là pour nous situer parmi les choses. Si on les voit comme des désignations, on montre qu’on a l’idée la plus pauvre du langage. La plus commune aussi. C’est le combat, mais depuis toujours, du poème contre le signe.

Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 249.

David Farreny, 2 sept. 2002
viciait

Oh, c’était bien cela. Lagrand le savait. Tout le monde souhaitait ici la mort du garçon, de ce pauvre, vilain et ridicule enfant bêtement surnommé Titi, et peut-être même jusqu’à la petite Jade qui souhaitait innocemment que Titi meure, ce garçon aride, déprimant comme une tache irrémédiable au revers de tout plaisir possible, de quelque espèce de goût bien légitime qu’on pouvait arriver à prendre à l’existence et que lui, ce manquement tenace, viciait, lui, Titi, qui avait survécu, en les gâtant, à toutes les occasions de joie.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 214.

David Farreny, 24 déc. 2002
beaucoup

Moi, pas inquiet, je continuais à « être ». Sans plus. C’était beaucoup.

Henri Michaux, « Connaissance par les gouffres », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 21.

David Farreny, 21 oct. 2005
malaise

En ce terrible septième jour, personne ne vint me voir. Le malaise posta ses gardes à l’entrée de l’hôpital, dépêcha ses émissaires aux portes de la ville, prévint les uns et les autres que toute tentative d’approche était vaine et qu’il entendait régner sans partage. Il régna donc, dictant ses conditions auxquelles je me soumis sans regimber. Je gisais au fond du lit, souhaitant qu’il s’incarnât, qu’il prît les traits de quelque vieillard cacochyme et grincheux, cassant, qui envahirait ma chambre de ses tics impatients, m’obligeant à caler ma respiration sur la sienne. Cependant c’était un jour sans incarnations, et je dus me contenter d’une grande désorganisation qui me jeta tantôt dans une veille asthénique, tantôt dans un sommeil sans repos, travail épuisant.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 40.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
exprès

Mais voilà. On a un peu l’impression que les hommes le font exprès. Font exprès, et depuis des siècles, d’être malheureux — ou le contraire — pour des raisons qui ne tiennent pas. Et que c’est tant mieux si elles ne tiennent pas. Un peu l’impression qu’ils s’emmènent en bateau parce que, tout compte fait, le jeu ne vaut pas la chandelle. Quel compte, quel jeu, quelle chandelle, c’est ce qu’ils ne disent pas ; qu’ils reculent devant l’évidence de la devinette, pour mieux passer le temps.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, pp. 242-243.

David Farreny, 4 mars 2008
honnêtement

Hier l’inspecteur du lait qui habite la chambre voisine — on ne trouve ici que du lait en poudre, il n’inspecte donc rien — est venu me proposer d’aller ensemble trouver des femmes dans une gargote des collines qu’on lui a recommandée. L’inspecteur qui a l’âge de mon père est consumé par une rêverie érotique qui ne lui laisse pas de répit. À en croire les courbes que, pour me convaincre, ses petites mains tracent dans l’air humide, ces enchanteresses rappelleraient un peu les grandes fourmis Ponérines, tailles étranglées, corselets bien garnis, fortes hanches, cuisses musclées, mâchoires d’ogresses. Pour cette sortie il avait retouché à l’encre violette ses souliers éculés et passé un pantalon de tennis à fines rayures bleues qui poche aux genoux. Dans cette ville, dit la plus vieille chronique de l’Île, il n’y avait de durs que les seins des jeunes femmes, d’ondoyants que leurs regards, de courbes que leurs sourcils, de ténébreuses que leurs nuits.

L’inspecteur a les yeux injectés par l’arak qu’il a bu la veille. Je sais bien qu’il s’agit de pauvres filles édentées, humiliées, peut-être malades ou qui n’existent que dans mon imagination. Tout de même je m’emballe. Je rêve d’yeux bordés de khôl, de voix chaudes comme des tisons contre mon oreille, de fesses de santal patinées par mille paumes rêveuses, d’une touffe brillante comme du crin, honnêtement bombée et fendue. Voilà trop longtemps que je vis seul et s’il faut retourner chez les hommes pourquoi pas par ce chemin-là ? J’ai accepté.

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, pp. 105-106.

David Farreny, 18 oct. 2009
palais

Et la résolution de me taire durant le reste du trajet ; seul comme un petit chat dans une lessiveuse au couvercle fermé. Mais elle me délivra elle-même, lorsque son regard tomba par hasard sur la fenêtre : « Un vrai palais de fées ! ». À cette heure, cinq heures et demie du matin, la fabrique était déjà entièrement illuminée, sa façade scrutait la nuit d’hiver avec une centaine d’yeux, et je me demandais – me demandais : fallait être prudent ! – ce qui pouvait bien se passer dans une tête qui à la vue d’une fabrique de textiles laisse échapper l’expression “Palais de fées”.

Arno Schmidt, « Nuit roulante », Histoires, Tristram, p. 147.

Cécile Carret, 2 déc. 2009
élucider

Lorsqu’il fut avéré que je ne trouverais pas d’explication toute faite, que l’accident dont je portais les séquelles ne concernait que moi, le mouvement que je me donnais depuis des années, la théorie des jours gris où je m’enfonçais perdirent toute signification. J’avais remis à plus tard de vivre, par égard, d’abord, pour des morts que je n’avais jamais connus vivants, dans l’espoir, ensuite, d’obtenir les éclaircissements dont l’absence parachevait notre infortune. Je m’étais transporté sur le grand théâtre du monde. Ce que j’y avais lu, entendu ne m’était d’aucun véritable secours, ne valait qu’autant que ce qu’il y avait autour était à peu près dépourvu de corps, d’effet de réalité. Je n’étais pas venu préparer un avenir mais tenter d’élucider un passé.

Pierre Bergounioux, Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 78.

Élisabeth Mazeron, 28 mai 2010
étais

tout ce métal tout ce granit tous ces étais

pour que tienne le pariétal

quand tu ne craindras plus les eaux

tu t’appuieras au fond du crâne

comme à ce mur chaud

qui fait oublier le glaucome du soleil

et regarderas devant

Michel Besnier, Humeur vitrée, Folle Avoine, p. 39.

David Farreny, 28 nov. 2010
chat

On ne possède jamais que le chat du voisin.

Éric Chevillard, « mardi 9 juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 juil. 2013
expient

Nous voulons croire que leur miroir est recouvert d’un crêpe noir. Dans de profonds et lugubres monastères, ils expient leur vilenie : la matinée vouée aux tourments de la culpabilité, l’après-midi aux supplices de la repentance et la nuit à la hantise, à la fièvre, aux sanglots, aux cauchemars, aux punaises. Le froid féroce les enrhume. Ils cousent avec un fil de morve des pelures de pommes de terre pour se faire un vêtement. Leur vin est fade et leur eau ne l’est pas. Toutes les nourritures solides tournent en pourriture dans leur bouche.

Il y aurait une justice !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 33.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
Assesse

D’abord, Poix Saint-Hubert

où un homme seul tanguait

sous les néons de La Notte.

Puis Grupont, dont la gare

secondaire ne désirait rien

tant que passer inaperçue ;

à Forrières, bois d’hiver

entassé le long des rues,

nuancier de mousses et

lichens, avant les églises

de Jemelle, saupoudrées

de poussière. À Marloie,

autres stères, aux bûches

cannelle cette fois ; après

Ciney, la ville d’Assesse

que nul ne visite jamais,

et à Courrières (souvenir

de catastrophes minières),

des moignons d’arbustes

sciés sur un talus ébarbé.

À Naninne (ou Louzée ?)

des bovins constellaient

les prés en pente, boues

gelées. Après Gembloux,

escarpements, et toitures

effondrées, oui, à Chastre,

à l’image d’un pays entier.

Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.

David Farreny, 21 juil. 2015

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