fendu

Le lendemain matin, la sonnerie du réveil a fendu mon sommeil comme une hache. Je n’avais qu’une envie, c’était de me rendormir, de me faire porter pâle et de remettre mes débuts au lendemain. Tout autour, j’entendais le crachotis de la pluie. La chambre baignait dans une lumière crépusculaire, qui semblait à la fois plus vive et plus sourde que celle à laquelle j’étais accoutumé. Je suis allé à la salle de bains m’asperger le visage et chier sans joie avant de cavaler pour attraper le bus. Le ciel était fienteux et maladif. Les trottoirs grouillaient déjà d’un monde qui pataugeait dans les flaques pour aller au boulot. Et ceci, ai-je saisi avec horreur, se répétait tous les matins : le tumulte affairé de la métropole.

Geoff Dyer, La couleur du souvenir, Joëlle Losfeld, p. 12.

David Farreny, 21 mars 2002
difficulté

La difficulté de commettre le suicide réside en ceci : c’est un acte d’ambition que l’on ne peut commettre que lorsqu’on a dépassé toute ambition.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 24 mai 2003
ennuyer

Il m’ennuyait et ne se faisait pas d’illusion à ce sujet ; exhalant tout le fatalisme d’un homme qui ne peut pas ne pas ennuyer, il se tenait au pied du mur et tout cela était stérile au possible, vain. Il insistait : « Rappelle-toi », mais je savais qu’il insistait par ennui, ce qui m’ennuyait.

Witold Gombrowicz, Cosmos, Denoël, p. 69.

David Farreny, 15 fév. 2004
fête

De Neptune voici la fête ;

Célébrons-la, chère Lydé :

Venez sabler en tête à tête

Le meilleur vin que vous ayez gardé.

Humanisez un peu votre sagesse austère.

Vous voyez le soleil au haut de sa carrière,

Et, comme s’il devait y retenir son char,

Vous différez encor de tirer le nectar

Qu’au fond de vos celliers renferma votre père.

Nous chanterons le Dieu de l’onde amère,

La Néréïde et ses cheveux

Que couvre une mousse légère ;

Votre luth d’Apollon célèbrera la mère,

Et Diane aux traits dangereux.

Puis nous invoquerons la reine de Cythère,

Que traîne le cygne amoureux ;

Et la nuit propice au mystère,

La nuit sombre, à son tour aura part à nos vœux.

Horace, « À Lydé », Œuvres complètes (1), Janet et Cotelle, p. 227.

David Farreny, 20 déc. 2009
mauvaise

Chez les hommes, il y a trop peu d’enfance, de créativité, d’authenticité, d’absurdité même ; par contre il y a beaucoup trop de masculinité, de maturité : ils sont plus blets que mûrs. Ils ont l’haleine chargée, ils ont trop bu, trop fumé, c’est l’éternité mauvaise, la soirée a perdu son sens, ça fait longtemps qu’ils auraient dû rentrer chez eux ; mais les hommes restent à table, torse nu, et ils mangent, froide, une patte de poule, on dirait une main humaine : telle est souvent l’image de notre convivialité.

Maxime Ossipov, Ma province, Verdier, p. 38.

David Farreny, 2 juin 2011
numérique

Le numérique est la fin de la pensée ondulante. Le numérique est la pensée remplacée par le stockage de mémoire, la dictature de la quantité et de l’absence de choix. Au Moyen Âge les scolastiques construisaient des Théâtres, des Palais de la mémoire, architectures imaginaires pour loger leurs souvenirs, tels des gratte-ciel au fond de l’hippocampe, des Manhattans dans chaque cellule. Tout cela est fini, il n’y a plus la volonté, il n’y a plus que les serveurs, les machines à stocker. Peu importe. J’aurai bientôt tout oublié.

François Beaune, Un ange noir, Verticales, p. 145.

David Farreny, 23 août 2011
zone

La mystérieuse zone du plafond qu’on désigne en levant le bras pour enfiler son manteau.

Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 106.

David Farreny, 29 mars 2013
who

On a pris le thé : en trente-quatre ans de la vie de Madu, c’était la première fois, ainsi aux portes de Bombay, qu’un blanc entrait au village. Et des têtes passaient à la porte, se découpant à contre-jour : « My friend Bonn, of America… » À la troisième ou quatrième fois, je lui ai demandé pourquoi l’Amérique. Que moi c’était la France, en Europe : « Because, for us in India, atcha : America and Latin America, same thing… » Et parce qu’on était dans la confidence, une dizaine de bonshommes par terre et la chaise vide au milieu, il m’a demandé comment je priais Jésus. J’ai dit ne pas prier. « Atcha. I know that. I pray at morning, before my wash. Ad you, that’s Sunday, only at Sunday… » J’ai dit encore que non. « So, you’re a jew ? » Que non encore. Alors sa voix : « Listen : but who brings you happiness ? »

François Bon, Les Indes noires.

David Farreny, 23 sept. 2013
balançons

Le kangourou fait partie de ces animaux – parmi les singes, les lémuriens, les manchots, les gerboises ou les mantes religieuses – dont les attitudes, les poses et les façons évoquent les nôtres si bien qu’ils nous apparaissent tantôt comme des caricatures à charge tantôt comme des parents pauvres. Nous balançons entre mortification et compassion. Serait-il possible d’opérer et d’appareiller le kangourou de manière à lui donner tout à fait figure humaine ? Est-ce souhaitable ? Nous aimerions tant que le singe nous parle. Il fait des efforts louables pour apprendre le langage des signes mais à ce jour ne sait encore que réclamer davantage de Smarties. Ce n’est pas exactement ce que nous espérions. Ayons l’honnêteté d’avouer que nous sommes un peu déçus. Comme il a tout de même moins évolué que nous depuis la préhistoire, qu’il appartient toujours en somme à la famille des grands primates – avec laquelle, après avoir longtemps cherché à rompre les ponts, nous souhaiterions maintenant renouer –, nous pensions qu’il pouvait avoir gardé, sinon quelques photos, au moins quelques souvenirs de nos ancêtres communs, et nous étions avides de les connaître. À quoi ressemblait notre aïeule ? Nous imaginons bien qu’elle portait d’invraisemblables crinolines, mais enfin, quels étaient nos jeux, nos rituels, nous dévorions-nous entre frères, cuits ou crus ? Si le gorille ou le bonobo ne nous le disent pas, de qui l’apprendrons-nous ? Avons-nous la moindre chance de le savoir jamais ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 131.

Cécile Carret, 25 fév. 2014
arc

Mais comme il est arrivé aussi, dans les chaleurs du sud, qu’on manque de pierres parmi les sables, on a inventé la brique pour se construire d’abord des temples et des palais, des remparts et des ziggourats, puis tout naturellement des ponts. Le recours à cette brique permettant de nouveaux équilibres et supposant de nouveaux systèmes de construction, on a fini par imaginer l’arc, quelque sept mille années avant Gluck. L’arc est assurément ce qu’on a trouvé de mieux, ce qui allait tout changer, c’était une invention avec laquelle on était loin d’en avoir fini, il y en a quelques-unes comme ça dans le genre de la roue.

Jean Echenoz, « Génie civil », Caprice de la reine, Minuit, p. 59.

Cécile Carret, 26 avr. 2014

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer