reliquats

Je ne suis pas très satisfait de cette lettre. Ce ne sont que les reliquats d’une très intense conversation secrète.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 105.

David Farreny, 23 mars 2002
bornes

Ainsi sait faire la mescaline (si toutefois vous ne lui êtes pas obtus et résistant) vous projetant loin du fini, qui partout se découd, se montre pour ce qu’il est : une oasis créée autour de votre corps et de son monde, à force de travail, de volonté, de santé, de volupté, une hernie de l’infini.

La mescaline refuse l’apaisement du fini que l’homme savant en l’art des bornes sait si bien trouver.

La mescaline, son mouvement tout de suite hors des bornes.

Infinivertie, elle détranquillise.

Et c’est atroce.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 813.

David Farreny, 21 déc. 2003
perte

Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine si vous voulez ; elle l’affirme ; au fond ce n’est qu’une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense.

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune peintre, Rivages.

David Farreny, 26 mars 2005
chose

L’efficacité thérapeutique du pont naissait de son application directe à l’inimitié forte, concentrée de l’endroit.

Il ne mesurait guère plus de six ou sept mètres. À l’extrémité mobile, pour la dilatation, sous la plaque de garde-grève, on devinait le profil en double té des poutres principales. Elles reposaient sur une platine de fer scellée, elle-même, sur le sommier en pierre de taille. Le platelage en tôle striée masquait les entretoises. Mais il était facile de descendre le massif de la culée et on pouvait les voir par-dessous, avec leur contreventement en croix de Saint-André. Les traverses étaient agrafées sur les longerons. Elles étaient renforcées par des cornières de butée qui servaient à lutter, m’expliquerait plus tard le chef de gare, contre l’arrachement produit par le freinage des convois. Le tout était enduit d’une épaisse peinture grise, qui avait dégouliné sur les flancs des poutres et maculait la pierre très tenace — du granite, sans doute — à joints creux, du sommier. Voilà pour la chose.

Pierre Bergounioux, Simples, magistraux et autres antidotes, Verdier, pp. 30-31.

David Farreny, 9 août 2005
bâtiment

À mesure que vous approchez de la vérité, votre solitude augmente. Le bâtiment est splendide, mais désert. Vous marchez dans des salles vides, qui vous renvoient l’écho de vos pas. L’atmosphère est limpide et invariable ; les objets semblent statufiés. Parfois vous vous mettez à pleurer, tant la netteté de la vision est cruelle. Vous aimeriez retourner en arrière, dans les brumes de l’inconnaissance ; mais au fond vous savez qu’il est déjà trop tard.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 44.

David Farreny, 18 sept. 2006
remorqueur

il y aura une fois

une chair qui se dénouera

sans cris ni larmes

cela aura lieu quelque part

Entre deux cailloux secs

Entre l’écorce et l’arbre

Au premier chant des bielles

À l’instant de la dernière cigarette

Il y aura une fois

deux yeux qui rouleront à fleur d’eau sale

vers le grand collecteur

Il y aura une fois l’instant fatal

où je devinerai enfin ce visage réel

si longtemps masqué

par le vol futile de deux ramiers

la sirène émouvante d’un remorqueur Quai de l’arsenal.

André Laude, « Testament de Ravachol », Œuvre poétique, La Différence, p. 231.

David Farreny, 30 déc. 2008
avant

Cependant, objecterez-vous, chacun n’avait-il pas son bagage de souvenirs ? Non. Le passé ne nous était d’aucun secours, d’aucune ressource. Il était devenu irréel, incroyable. Tout ce qui avait été notre existence d’avant s’effilochait. Parler restait la seule évasion, notre délire. De quoi parlions-nous ? De choses matérielles et consommables, ou réalisables. Il fallait écarter tout ce qui éveillait la douleur ou le regret. Nous ne parlions pas d’amour.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 27 août 2009
phantasmes

Dino Egger n’est pas un de ces phantasmes, sa pomme d’Adam rougit sous le feu du rasoir, ses cheveux ne tiennent qu’à un fil sur son crâne, il est sujet à des maladies triviales et humiliantes, à des abcès dentaires, à des accès de rage ou d’impatience. Il vivra un temps de petits larcins, d’expédients inavouables. Un marron sur son chemin, il donnera un coup de pied dedans. Il se masturbera sur des images. Il aura peur des chiens, des araignées et des chauve-souris. Il n’est pas beau, et je suis poli. Un jour, il avale une limace minuscule avec sa feuille de salade. Parfois, il pousse une porte qu’il fallait tirer pour ouvrir, et parfois, le contraire lui arrive aussi, tire quand il faudrait pousser. Sa prodigieuse intelligence se forge dans les épreuves, contre ce corps vulnérable, débile, malhabile, qu’il désavoue, où il se trouve logé comme une famille dans une cave et qu’il ne fait pas sien, ne passant vraiment dedans que ses nuits, hors de lui tout le long du jour, dans le nuage de craie de ses calculs, dans le songe de ses pensées.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 34.

Cécile Carret, 27 janv. 2011
stylisation

Banque, puis cherché le magasin des poupées de wayang. Travail magnifique que la peinture vulgaire abîme ensuite. Dans la stylisation des formes il y a quelque chose qui vient de la plume, du monde des oiseaux, qui rappelle le côté échassier qu’ont si souvent les Javanais. Côté perché, distrait, ailleurs, prêt à s’envoler dans un déploiement de surfaces insoupçonnées.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 124.

Cécile Carret, 28 juin 2012
double

Röskilde. La cathédrale de briques sans grâce est le Saint-Denis du Danemark, avec ses gisants de pierre attroupés, dont le nom même est depuis longtemps silence (le Danemark, par une singulière fortune, n’a eu qu’un roi et qui n’a pas régné : Hamlet). Tout autour, le silence nordique des rues et des ruelles, fané et sédatif — plus engourdissant que celui de la Hollande — qui est celui des franges du monde habité : malgré la nécropole royale toute proche, on sent que le charroi brutal de l’Histoire n’a jamais éveillé cette calme et végétale bourgade : elle n’écoute que le vent bruissant qui remonte le fjord plat et passe sur les prés d’un vert cru, les cris des oiseaux de mer au-dessus de l’herbe, le carillon austère et luthérien qui tombe d’heure en heure des clochers. Il n’y a rien à chercher, rien à prendre à Röskilde : respirons une seconde le vent acide, hivernal encore en avril, qui souffle du Belt, arrêtons-nous quelques minutes à la pâtisserie, confortable et somnolente, pour manger un gâteau danois à la crème danoise, qui est une crème double, et partons — puisque nous n’avons pas assez de temps pour le seul, simple et profond plaisir que promet la ville et qui aurait été non pas d’y vivre, mais d’y dormir ; d’y dormir une vraie nuit danoise : une nuit double.

Julien Gracq, Lettrines (II), José Corti, pp. 241-242.

David Farreny, 20 oct. 2014
vérité

Si cela était vrai, que gagnerions-nous à la fin ? Rien qu’une vérité nouvelle. Nous avons déjà assez d’anciennes vérités à digérer, et même celles-là, nous ne serions tout bonnement point capables de les supporter, si nous ne les rehaussions parfois du goût des mensonges.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 252.

David Farreny, 17 déc. 2014
habiter

Ma babouchka et moi parlions très peu. Mais nous nous regardions beaucoup. Parfois, l’après-midi, quand elle avait fini ses affaires, on se mettait au lit, sans rien dire, pour faire l’amour. C’était un vieux lit, très mou, avec de nombreuses épaisseurs de couvertures et quatre ou cinq édredons. On y avait tout de suite chaud. On y était délicieusement bien. L’après-midi passait ainsi tranquillement. Ensuite, on se rhabillait et elle s’affairait pour relancer le poêle et préparer le bortch. Tous les jours, on mangeait du bortch. C’était agréable. Il n’y avait pas d’imprévu. La datcha était agréablement imprégnée d’une senteur de chou et de fumée. Le silence était parfait autour de nous. Le soir, après le bortch, on restait un moment près du poêle à songer, puis on allait se coucher. Quand elle se déshabillait, elle dégageait une légère odeur de lait caillé. Je m’y étais habitué. Cette odeur me rassurait comme le nourrisson qui approche du sein de sa mère. Nous étions trop paisibles pour faire l’amour la nuit, mais j’éprouvais une intense consolation à sentir son corps nu contre le mien et à m’endormir dans ses bras.

En résumé, ma babouchka savait bien s’occuper de moi, ainsi que du chat et du chien. Elle était simple, tendre et inconditionnelle. Contrairement à la plupart des femmes de ma génération, elle ne rêvait pas de devenir manager. Avec elle, habiter et être se confondaient parfaitement. Nous pouvions entrer ensemble dans l’éternité.

À mon réveil, je n’ai pas osé raconter ce rêve à Claire. Ça faisait trop rêve de vieux phallocrate ou de bébé attardé, ou des deux à la fois. En tout cas, ce n’était pas un rêve convenable.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 304-305.

David Farreny, 28 fév. 2015

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