Ce sont des phrases, effectivement. Il n’y a pas de pensées, je cours après des unités sonores, des phrases que j’ai pensées qu’il serait bien d’avoir pour cibles. Le texte se déroule vers ces chutes comme vers des cibles.
Pierre Michon, entretien avec Marianne Alphant au centre Georges-Pompidou, 28 mars 1996.
Je sais que mon corps est un réservoir à pièges, mon sang perclus de chausse-trapes, mes os émaillés de silences inquiétants. Partout peuvent affleurer des symptômes, se dresser des malaises. Ces lieux qui me constituent me sont à la fois familiers, amicaux, même quand ils génèrent des serpents, et inaccessibles. Les images qu’en donnent les échographies ou les scanners sont de magnifiques fantasmes à usage médical, un vertigineux empilement de pixels qui ne peut pas me concerner, encore moins me représenter.
Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 23.
Et comme de coutume, j’enclenchai impitoyablement la réflexion suivante : qu’est-ce qui te serait à présent le plus désagréable ? ! Je me répondis promptement : s’habiller et sortir se promener. – C’est donc ce que je fis. ; avec la grosse écharpe autour du cou ; les mains dans les moufles : je suis prudent.
Arno Schmidt, « Les Prudents », Histoires, Tristram, p. 80.
À l’école, la nonne nous a dit que ça durerait pour l’éternité, a-t-elle continué en enlevant la peau de sa truite. Et quand nous avons demandé combien de temps durait l’éternité, elle a répondu : « Pensez à tout le sable de l’univers, toutes les plages, toutes les carrières de sable, le fond des océans, les déserts. À présent, imaginez tout ce sable dans un sablier, comme un gigantesque minuteur. Si un grain de sable tombe chaque année, l’éternité est la longueur de temps nécessaire pour que tout le sable du monde s’écoule dans ce sablier. » Rendez-vous compte ! Ça nous a terrifiées.
Claire Keegan, L’Antarctique, Sabine Wespieser, p. 19.
Les objets français contribuaient à me rassurer, ils avaient quelque chose de grêle, de gai, de moins « sérieux » que les objets allemands. Les bicyclettes par exemple étaient fines et légères, elles ressemblaient aux allumettes. Les autos paraissaient plus hautes sur pattes, on eût dit de vieilles dames de bonne famille. Il y avait en France des barrières de ciment qui imitaient les troncs d’arbres avec nœuds dans le bois et écorce et des allumettes qui s’enflammaient quand on les frottait sur le pantalon. Les pièces de monnaie avaient un trou au milieu. C’était un peu comme en Italie, tout semblait plus maigre, plus alerte, plus rapide qu’en Allemagne.
Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 171.
Une seule fois jusque-là s’était produit quelque chose de comparable, à l’internat justement, lorsqu’un jour, convaincu lui-même de ne pas savoir chanter, il y fut invité par le professeur, se leva gorge nouée, prit sa respiration et, au milieu de la classe plongée dans sa torpeur habituelle, tira du plus profond de lui-même un chant étrange et délicat qui fit d’abord éclater de rire les auditeurs, puis leur fit détourner les regards comme dans une bizarre circonspection, un chant, pensait-il, qui devait être enfoui au fond de lui depuis toujours.
Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 171.
Ils ont de ces gueules.
Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (4) », « Théodore Balmoral » n° 74, printemps-été 2014, p. 76.
Il est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c’est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n’appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement “paradisiaque”, reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter, très au loin, en avant, par-delà les écoles, les avant-gardes, les journaux et les conversations.
Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil.
Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard, pp. 315-316.
Lorsque Marie entend la sirène du bateau de Belle-Île, elle dit : « C’est le bateau qui entre au port. » Et comme il fait déjà nuit et qu’il pleut, nous n’avons pas le temps d’aller le voir accoster ; elle ajoute alors : « C’est dommage. » Elle a 25 mois et s’exprime fort bien ; et une manière de dire oui ou non qui en fait presque une inconnue.
Richard Millet, « 5 novembre 1998 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.