épaulements

Un désordre fugace, inaudible, déjà évanoui tandis que seuls demeurent les épaulements de granit sous le ciel vide.

Pierre Bergounioux, Ce pas et le suivant, Gallimard, p. 118.

David Farreny, 28 mars 2002
voyais

Cathy, que l’adversité stimule, entre dans le roncier avec une vigueur issue (j’imagine) de la Sibérie orientale, de sa lointaine ascendance bouriate ou mandchoue. J’admire, discrètement, l’assortiment unique d’énergie et de grâce, de fraîcheur et de feu, de pudeur, de modestie, de bonté, de force d’âme qu’il a plu aux puissances occultes de composer avec le soin infini dont elles étaient capables avant de le placer sur ma route désastreuse, il y a exactement trente ans. Je n’avais absolument rien à offrir en échange, hormis ceci : je voyais. J’avais quatorze ans et j’ai vu, tout, d’emblée, sans que rien m’échappe, avec le ferme dessein d’en tenir le plus grand compte.

Pierre Bergounioux, « mardi 20 juillet 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 316.

David Farreny, 20 nov. 2007
constructions

Dans le visage un œil qui n’existe plus, comme bu par un buvard. Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien à sa convenance.

L’autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien déterminé à ne pas se relever.

Un être a baissé ses volets.

Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n’est pas pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l’œil a été refermé si décisivement, ni pour contempler d’intéressantes constructions du subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à l’abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie exceptée.

Henri Michaux, « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1173.

David Farreny, 3 mars 2008
éclat

Je sais comment clore le neuvième chapitre et crois pouvoir prolonger l’ultime entretien avec le grand-père. C’est oublier que toute conversation de salon, comme hors du temps, se fige et tourne au plat morceau didactique. C’est le cours impétueux des choses, la hâte, les périls qui impriment aux mots qu’on échange leur relief et leurs résonances, l’écho, l’éclat dont ils se chargent soudain. J’en prends la mesure à mes dépens. Je pensais fouler d’un pied léger le terrain reconnu d’avance et chemine pesamment.

Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.

Élisabeth Mazeron, 12 nov. 2008
universel

De tous les bords, tous les journaux (il en est dans toutes les langues et tous les formats) l’annoncent d’un même cœur au monde : l’amour universel, les voies ferrées, le commerce, la vapeur, l’imprimerie, le choléra, embrasseront ensemble tous les pays et les climats. Nul ne s’étonnera si le pin ou le chêne suent le lait ou le miel, ou même se mettent à danser la valse ! Tant la puissance des alambics et des cornues et des machines concurrentes du ciel a crû jusqu’ici et se développera dans l’avenir, puisque, de jour en jour, plus haut s’élève et toujours plus s’élèvera la semence de Sem, de Cham et de Japhet.

Certes, la terre ne se nourrira pas pour autant de glands, si la faim ne l’y force ; elle ne déposera pas le dur soc ; souvent elle méprisera l’or et l’argent pour se contenter de billets. La généreuse race ne se privera pas non plus du sang bien-aimé de ses frères — et même elle couvrira de cadavres l’Europe et l’autre rive de l’Atlantique, jeune mère d’une pure civilisation, chaque fois qu’une fatale raison de poivre, de cannelle, de canne à sucre ou de quelque autre épice, ou toute autre raison qui tourne à l’or, poussera dans des camps contraires la fraternelle engeance. Sous tout régime, la vraie valeur, la modestie et la foi, l’amour de la justice seront toujours étrangers, exclus des relations civiles, et sans cesse malheureux, accablés et vaincus, car la nature a voulu qu’ils restassent cachés. […]

Heureux ceux qu’à l’heure où j’écris la sage-femme reçoit vagissants dans ses bras ! Eux qui verront ces jours soupirés, quand, par de longues études, et dès le lait de la chère nourrice, tout enfant apprendra le poids de sel, de viande et de farine que son village natal engloutit chaque mois, le nombre de naissances et de morts qu’enregistre tous les ans le vieux curé — quand, par la puissance de la vapeur, imprimés par millions en un instant, comme une bande de grues dans le ciel qui soudain dérobe le jour aux vastes campagnes, les journaux couvriront les plaines et les monts et, je l’imagine, les immenses étendues de la mer : les journaux, âme et vie de l’univers et source unique de savoir pour ce siècle et les temps à venir.

Giacomo Leopardi, « Palinodie au marquis Gino Capponi », Chants, Flammarion, pp. 225-229.

David Farreny, 10 juin 2009
aimable

Combien de pères malpropres il y a, combien de mères délabrées ! Comme les hommes qui se croient aimés sentent souvent la crasse, et comme les coiffures des femmes qui se fient à leur amant sont souvent aplaties ! Les pantalons d’un conjoint sont souvent tachés et déformés, alors qu’un célibataire vivant seul débute presque toujours sa journée étincelant et bien rasé. C’est la certitude des gens liés de ne plus avoir à plaire qui fait cela, puisqu’ils ont déjà plu une fois et que celui ou celle à qui ils ont plu saura bien s’en souvenir. À cela s’ajoute leur peur panique de plaire une nouvelle fois et d’être entraînés dans les abîmes d’une nouvelle passion. Souvent, retenu par la crainte de plaire, on oublie d’être aimable.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, p. 79.

David Farreny, 11 mars 2010
inéluctables

On ne sait pas qui l’on est mais on sent bien que la place n’est pas libre, le choix indifférent. Il y a quelque chose avec quoi il faut compter, des antécédents ignorés, inéluctables, une profondeur vertigineuse au creux des instants. Des âmes s’entremêlent à la nôtre, sont elles quand nous n’avons pas encore fait réflexion que nous sommes.

Pierre Bergounioux, Le premier mot, Gallimard, p. 24.

Élisabeth Mazeron, 7 mai 2010
affligeant

Il n’est pas sur cette planète un village qui puisse s’enorgueillir de cette naissance – honte sur nos villages ! À quoi bon ces communes qui n’enfantent que les clairons et les tubas de la fanfare municipale ? Et n’est-il pas affligeant, quand on sait tout l’osier qui a poussé sur cette terre depuis l’aube des temps, n’est-il pas affligeant de penser qu’il ne s’en trouva pas douze brins pour tresser le berceau à Dino Egger ? Il y a de bonnes raisons de pleurer, nous en possédons tous un joli lot dont nous sommes du reste assez jaloux, mais celle-ci est sans doute la seule qui nous soit commune.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 13.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
volume

Cependant, tel le beau poisson qui scintille parfois dans le courant d’une rivière aux eaux sales et troubles à la sortie des usines, brille de temps en temps dans ce flot de vieux papiers le dos d’un volume précieux ; ébloui, je regarde un moment ailleurs puis je le repêche, je l’essuie à mon tablier, je l’ouvre, je hume le parfum de son texte, je concentre mon regard sur la première phrase et la lis telle une prédiction homérique, et ce n’est qu’après ça que je dépose le livre au sein de mes autres belles trouvailles, dans une caisse tapissée d’images saintes jetées par erreur dans ma cave avec des livres de prières.

Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude, Robert Laffont, p. 13.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
visage

Avait-il dormi toute la nuit, comme cela, sur le dos ? jambes croisées ? À la fenêtre grande ouverte, dans un mur de nuages qui allait grandissant, la lune décroissante avait fait son apparition, un moment, comme tombée en avant, le visage vers le bas.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 60.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
inverse

L’amour est le sens inverse de la vie. Toujours on va vers le néant.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 169.

David Farreny, 24 août 2014
lâche

Nul ne serait donc suffisamment lâche pour ne jamais mourir ?

Éric Chevillard, « samedi 30 mars 2024 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 13 avr. 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer