Sur le pourtour de la salle, derrière un parapet, les box des entreprises de manutention étaient encore surmontés, pour certains, du nom de ces dernières. Autrement, toute la surface disponible, au moins jusqu’à hauteur d’homme, était recouverte de graffs ou de tags appliqués soit par de véritables squatters, s’il s’en était trouvé pour habiter durablement cette carcasse, soit par des usagers occasionnels, festifs à des degrés divers. À l’instar des chiottes pulvérisées du rez-de-chaussée, c’étaient surtout les bureaux, à l’étage, qui avaient eu à souffrir du vandalisme, dans la mesure où la salle elle-même, vide, toute de béton brut et de dalles inamovibles, n’offrait guère de prise à des déprédations. Disposés sur trois côtés de la salle, ces bureaux avaient été non seulement pillés, ce qui est la moindre des choses, mais saccagés avec une telle frénésie que leurs portes de communication, au lieu d’être simplement enfoncées et poussées de côté, étaient pour la plupart percées dans leur partie inférieure d’ouvertures irrégulières, aux bords déchiquetés, telles qu’auraient pu en causer un projectile antichar ou peut-être un sanglier de dimensions prodigieuses.
Jean Rolin, Terminal frigo, P.O.L., pp. 88-89.
À mesure que vous approchez de la vérité, votre solitude augmente. Le bâtiment est splendide, mais désert. Vous marchez dans des salles vides, qui vous renvoient l’écho de vos pas. L’atmosphère est limpide et invariable ; les objets semblent statufiés. Parfois vous vous mettez à pleurer, tant la netteté de la vision est cruelle. Vous aimeriez retourner en arrière, dans les brumes de l’inconnaissance ; mais au fond vous savez qu’il est déjà trop tard.
Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 44.
Mais il fallait le plus souvent pour découvrir l’œuf caché une très longue quête. Bacadette était d’une ingénuité prodigieuse. C’est à l’échafaudage de stratégies nouvelles de dissimulation qu’elle se livrait, en une concentration acharnée, les après-midi, posée au milieu d’une allée, le bec sur la poitrine, sans même bouger quand on passait près d’elle.
Jacques Roubaud, Parc sauvage, Seuil, p. 48.
Nous eûmes bientôt descendu nos bagages, que nous laissâmes au milieu du salon le temps de faire nos adieux à Simone. […] Il l’embrassa, Kontcharski lui tendit une main, puis moi la mienne. Nous la remerciâmes chaudement. Nous la regardâmes, avant de nous détourner vers la porte, avec la sensation d’oublier quelque chose. Elle, peut-être. Elle nous accompagna jusqu’à la voiture, finalement, de sorte que nous refîmes nos adieux, toutes portières ouvertes, et que de nouveau nous la remerciâmes, à l’aide de « Merci encore » qui manquaient un peu de substance. Bientôt, nous fûmes partis.
Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 77.
Quand la nuit fait rage. Fixe la plus proche, la plus scintillante — celle dont tu ignores le nom, parce que tu ignores beaucoup — enfonce de plus en plus fort ta vie dans un canapé à proximité d’une étoile.
Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 72.
Il y a une utopie, qui consiste à imaginer le dialogue comme la pure rencontre de deux bonnes volontés ; cette utopie est libérale, c’est-à-dire transactionnelle : on y considère la parole comme une marchandise susceptible d’accroissement, de diminution, ou même de destruction, offerte au contrat et à la compétition. Il y a une mauvaise foi du dialogue, qui consiste à sublimer sous les espèces d’une attitude « ouverte », la secrète et inflexible volonté de rester soi pendant que l’autre concède et se défait. Il y a une réalité du dialogue, qui en fait seulement le protocole d’une certaine solitude.
Roland Barthes, « Trois fragments », Œuvres complètes (2), Seuil, pp. 559-560.
Ce n’est pas une esthétique du pauvre, c’est un fait : la vie est pauvre. Mais on aurait tort de penser que le ras est sans profondeur. Il y a bien assez de combinaisons dans le très peu pour que l’on continue à jouer au 4-21 avec trois dés.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 40.
Il tourne à gauche, sans accélérer, inutile d’accélérer, il aperçoit déjà le ralentisseur.
Boum, hop, boum.
Les organes en souffrent, y compris ceux de l’homme, descente, collapsus anal.
Pour éviter ça il faut freiner juste avant d’aborder la bosse, les amortisseurs s’écrasent, puis relâcher le frein, les amortisseurs se détendent, la voiture boit l’obstacle. Un pli à prendre.
Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 25.
Double négation, où pourtant rien ne s’annule : quand celui qui écrase ton pied, dans un métro bondé, est de plus un infirme, et l’instrument de son agression, bien entendu, est précisément la patte courte sur laquelle il retombe à chaque pas.
Petr Král, Cahiers de Paris, Flammarion, p. 10.
Schubert. Quintette pour deux violoncelles. « La musique ressuscite ce qui n’a jamais été. »
Est-ce la première fois qu’on enfonce mot pour mot cette porte ouverte ? Je l’ignore et comme je n’aime pas usurper, je m’offre prudemment des guillemets.
Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 39.
Plutôt le râteau que le fiasco – au moins a-t-il un manche.
Éric Chevillard, « lundi 21 août 2017 », L’autofictif. 🔗