Émancipée du grand héritage tragique, comique et romanesque, la pensée ne sait plus problématiser la vie. Elle ne sait plus en éclairer les contradictions, en explorer les paradoxes, en suivre les tortuosités, en capter les nuances. Elle ne sait plus faire droit à l’ambiguïté des êtres ni à l’indécidabilité des comportements. Spectaculairement ouverte aux différences, mais définitivement fermée aux apories, elle n’est capable, la malheureuse, que de brandir triomphalement la solution du problème humain.
Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Gallimard, pp. 200-201.
Savoir n’est pas nécessaire. D’abord, ça suppose qu’on prenne du recul, qu’on arrête un peu et le temps manque. Il y a trop à faire pour qu’on s’offre le luxe de s’interrompre un seul instant. Les choses sont là, obstinées dans leur nature de choses, corsetées de leurs attributs, rétives, dures, inexorables. Elles ne livrent leur utilité qu’à regret. Elles réclament toute la substance des vies qu’elles soutiennent. Encore le temps dont celles-ci sont faites ne suffit-il pas toujours. Il faut y verser quelque fureur. C’est à ce prix qu’on demeure.
Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 28.
J’étais accroché par une image, je marchais dans sa robe rouge.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 29.
Je vous attends infiniment et je serais triste de finir la journée sans vous avoir vue ; à chaque moment j’oublie une chose que je devrais vous dire.
Je vous embrasse les mains.
Rainer Maria Rilke, « mardi matin », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 25.
Empaqueté comme un esquimau, je suis sorti pour voir de quoi ce rien était fait. La nuit montait du sol comme une nappe d’encre, pas une lumière, le noir des murs plus profond encore que le noir des prés. Un vent à décorner les bœufs ; mes poings gelaient au fond des poches. […] Je cherchais l’ermitage de ce saint Enda dont les disciples ont fondé Saint-Gall et appris aux rustres que nous étions à se signer, dire les grâces, chanter les neumes, enluminer les manuscrits de majuscules ornées ruisselantes d’entrelacs, de griffons, d’aubépines, de licornes. D’après ma carte, cette tanière serait juste deux cents mètres à l’est sous la maison. Je ne l’ai évidemment pas trouvée ce soir-là. De jour c’est une taupinière basse, moussue, si rudimentaire qu’à côté d’elle, les bories des bergers de Gordes font penser au Palais du facteur Cheval.
Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 31.
Quelque chose, chez lui, interdisait peut-être qu’on s’[…]inquiétât sérieusement, ou bien c’était moi qui lâchais, qui décrochais, soudain, et […] je songeais à ces efforts que tous trois nous déployions, finalement, quand nous étions au fond des solitaires, qui s’efforçaient de l’être moins, sans doute, mais qui, se faisant, se contentaient d’écorner quelque contrat passé avec eux-mêmes.
Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 96.
Je sais comment clore le neuvième chapitre et crois pouvoir prolonger l’ultime entretien avec le grand-père. C’est oublier que toute conversation de salon, comme hors du temps, se fige et tourne au plat morceau didactique. C’est le cours impétueux des choses, la hâte, les périls qui impriment aux mots qu’on échange leur relief et leurs résonances, l’écho, l’éclat dont ils se chargent soudain. J’en prends la mesure à mes dépens. Je pensais fouler d’un pied léger le terrain reconnu d’avance et chemine pesamment.
Pierre Bergounioux, « dimanche 11 novembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 354.
A est différent de O. Il faut prononcer A et O. Montre l’incroyable différence. Aaaaaaaaaaaaaaaaa / Ooooooooooooooooo. S’imprégner de la prononciation, en prononçant longuement dans la bouche. En vocalisant un a continu. Puis un o continu. Sentir l’évolution, les métamorphoses complexes dans la bouche. Garder le a, tenir le a et lentement, progressivement s’approcher de l’autre son que l’on connaît, délicatement, le a est encore là et penser au o, garder le son a et essayer d’atteindre par le son a le son de o en déformant le plus possible le a en gardant un a, plus il s’approche du o et plus l’effort est important pour s’approcher encore du o. Le o ne viendra pas. Il existe une limite infranchissable entre le a et le o.
Christophe Tarkos, « Processe », Écrits poétiques, P.O.L., pp. 117-118.
Dans le bloc rocheux noir de l’immeuble voisin, la porte-fenêtre éclairée du balcon du rez-de-chaussée était ouverte ; on y tournedisquait sans relâche ; des filles tapaient des pieds et braillaient des scies, secouaient des boucles teintes et réapplaudissaient des plantes des pieds : filons, et vite ! (Venu sur le trottoir un cycliste fonça aussitôt sur moi, comme si ma place était vide et que je n’existais déjà plus sur cette terre !)
Arno Schmidt, « Jours bizarres », Histoires, Tristram, p. 114.
Veuillez ne pas régler mon visage
Le défaut est en moi
Ma bouche est une forêt après l’incendie
Mon cœur un petit squelette de poisson
Elles sont belles ces cicatrices
C’est mon visage
La mort est le récit de la mort
La tête qui tombe de la guillotine pense
« Ce n’est qu’un instant »
L’animal blessé fuit et la mort court à ses côtés
Ensuite c’est la monotonie intense
Tel un disque rayé
rayé
rayé
Oui, à quel point on se retrouve vite seul à ouvrir une porte de chambre, à ouvrir une fenêtre, à s’engager sur un chemin latéral !
Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 75.
Il fait beau et je ne suis pas à l’unisson.
Pierre Bergounioux, « mardi 3 mai 2016 », Carnet de notes (2016-2020), Verdier, p. 90.
Aucune brise, et le mystère semble plus vaste. J’ai des nausées de pensée abstraite.
Fernando Pessoa, « 140 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.